Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.
Dans le Libertaire 21 avril 1907, Félix Malterre annonce la sortie d’une brochure en italien sur la colonie d’Aiglemont : « Un petit opuscule, Colonia cominunista, par Irèos, consacre 40 pages a la colonie d’ Aiglemont, il est tout entier contre Fortuné Henry, et contient, à côté d’accusations sans importance, comme celle de faire souvent le voyage de Paris, pendant que triment les autres colons, d’autres plus graves : accaparement, prépotence, autorité, avec articulation de faits précis qui appellent une réponse. Sans doute ce sont des calomnies, mais les calomnies comme la mer, ne peuvent se repousser du pied ; leurs flots arrivent a tout submerger si l’on n’y prend garde. Il faut une digue et cette digue c’est la vérité.
Document CIRA de Lausanne. Cliquer ici pour voir la brochure en italien
Qu’Henry ne me prête pas la pensée de lui demander des comptes, il fait la colonie comme il peut et même connue il veut, nous n’avons rien à dire, nous lui demandons seulement de nous dire comment se sont révélés les éléments nuisibles, les instruments de désagrégation, les dissonants, et comment ils ont été éliminés dans son processus de sélection. S’il est libre et seul juge des explications à fournir, nous le lui demandons comme anarchistes qui avons besoin de savoir, avant de suivre la même route que lui, à quoi nous nous engageons et ce que nous devons éviter.
L’auteur est d’ailleurs, il l’avoue, un adversaire déclaré des colonies communistes; il est allé a la colonie d’Aiglemont avec l’intention d’y trouver des arguments pour la combattre ; quand un cherche ces choses-là, on les trouve toujours. C’est, de plus, un carnivore, il ne pardonne pas et il le dit, a Fortuné Henry, les choux que celui-ci lui a fait manger pendant un mois. »
Henry Malterre ne le sait pas mais l’auteure de la brochure est une femme, il s’agit de Nella Giacomelli, une anarchiste italienne qui signe sous le pseudonyme d’Iréos dans un journal de tendance individualiste Protesta humana. Le premier numéro du journal sort le 13 octobre 1906, à Milan (Italie). Cet hebdomadaire anarchiste créé par Ettore Molinari et Nella Giacomelli, défend des tendances individualistes et anti-organisationnelles. L’individualiste Pietro Bruzzi est un des rédacteurs du journal qui s’arrêtera le 20 novembre 1909 après 146 numéros1. Ce texte sur la colonie d’Aiglemont est tout d’abord publié sous forme de feuilleton dans le journal, puis édité en brochure en 1907.
Sans que l’on sache dans quelles circonstances, ni avec qui, elle vient faire un séjour à la colonie d’Aiglemont en 1905, par désir de connaître la vie en communauté. Elle donne tout de même un détail sur la durée de sa villégiature : « Pour satisfaire cette légitime curiosité, avec quelques amis je décidai d’aller voir la colonie libertaire d’Aiglemont et d’y séjourner un mois au moins. »
Nella Giacomelli lisant les Temps nouveaux dans la véranda de la maison en fibro-ciment. André Mounier à la porte.
Un détail permet de fixer la date à peu près exacte de sa visite : elle évoque « une jeune maman avec son bébé de deux mois au sein ». Cette femme ne peut être que la mère du fameux Marcel, né le 26 mai 1905 à l’Essai. On peut donc estimer que son séjour a eu lieu entre le 26 juillet et le 26 août 1905.
Son point de vue n’est pas neutre, Nella Giacomelli, elle est clairement opposée aux colonies anarchistes et défend un point de vue assez proche de celui du principal journal anarchiste individualiste, l’anarchie, animé par Libertad.
Elle ajoute toutefois dans sa critique un aspect très favorable au «progrès technologique» et un refus du retrait de la société industrielle.
Au même moment, l’anarchie a d’ailleurs une attitude plutôt hostile aux milieux libres et à publié le témoignage le plus critique concernant l’Essai, émanant de Robrolle, un ancien colon d’Aiglemont2.
Malgré ces réserves, ce témoignage est intéressant car il donne le point de vue d’une militante anarchiste sur l’Essai, au-delà de l’aspect spectaculaire, la plupart du temps relayé dans la presse ou trop policé, donné par les colons.
Nella Giacomelli est née le 2 juillet 1873 à Lodi (Lomardie. Italie)3. Elle a entrepris des études d’institutrice et a enseigné cinq années, avant d’abandonner l’enseignement suite à des divergences avec les autorités communales4.
Vers 1894, après des désaccords avec sa mère, tout juste majeure, elle quitte sa famille et s’installe à Milan où elle commence à s’intéresser à la question sociale ; d’abord militante socialiste, elle écrit : « La question sociale m’occupe beaucoup. Elle me passionne, enfin la part la meilleure de moi. Réfractaire à l’amour, méfiante envers les hommes, sans curiosité pour la vie que j’ai connue trop triste et injuste pour l’apprécier, j’ai engagé toute l’énergie de mon âme et de mon intelligence dans la propagande pour les idées socialistes.»5
En 1898, elle fait une tentative de suicide.
En 1900, elle rencontre le professeur de chimie et militant individualiste Ettore Molinari qui cherche une institutrice pour ses enfants. Tous deux vont se consacrer à une intense propagande anarchiste.
Ils fondaient le journal Il Grido Della Folla (Milan, 14 avril 1902 à 11 août 1905, puis novembre 1905 à août 1907) où elle signe ses articles du pseudonyme Ireos.
En 1906 après une rupture survenue au sein du groupe éditeur de Il Grido della Folla, elle participe avec Molinari à la fondation d’un nouveau journal hebdomadaire, puis quotidien pour un bref laps de temps, La Protesta Umana (Milan, 13 octobre 1906 à 20 novembre 1909), qui est à maintes reprises poursuivi et où tous deux développent leurs thèses individualistes et anti organisationnelles.
La brochure de Nella Giacomelli comporte une préface d’Oberdan Gigli, un autre militant italien du courant individualiste qui donne le ton : « Seuls les fous – imprudents ou généreux – peuvent espérer créer une société nouvelle ou un modèle en se soustrayant aux conditions environnementales. »
Pour lui une société anarchiste ne peut naître que des conditions actuelles de la société, et en particulier de son niveau technologique, elle ne peut s’en extraire et revenir à un état de nature, comme peuvent le concevoir les anarchistes naturiens, courant dont Fortuné Henry ne s’est jamais revendiqué mais qui l’a fortement inspiré dans les débuts de la colonie.
Nella Giacomelli dans les premières pages de son texte dépeint une colonie qui est inspiré par le « storytelling » diffusé par les colons eux-mêmes, d’une expérience perdue dans la forêt et complètement isolée de l’extérieur et de la société industrielle. Or la colonie n’aurait jamais pu exister sans son ancrage dans le tissus ouvrier des communes métallurgiques toutes proches, sans la présence de groupes anarchistes et sans le rôle joué dans le renouveau du syndicalisme. Mais un court séjour d’un mois ne permet pas à l’auteure de se dégager d’une point de vue très « touristique ».
Si la vie à la colonie n’est pas facile, si le travail y est pénible, c’est le lot de la plupart des travailleurs de la terre et Nella Giacomelli a tendance à noircir le tableau : « Pour tous, cette vie ne fut que misère, une succession de privations, de luttes continues avec du pain ou pour du pain. Une vie pénible et oppressante de travail dur sans satisfaction, sans soulagement d’aucune sorte, mais pesante, monotone et exténuante. »
Elle évoque leur « ventre vide » alors qu’aucun témoignage n’évoque jamais que les colons aient souffert de la faim.
Nella Giacomelli, se croit aussi un peu à l’hôtel et le premier accrochage a lieu à propos de la nourriture frugale et souvent végétarienne de la colonie : « je regrettai les petits pains beurrés au miel, et les sauces aux couleurs équivoques que j’avais refusés dédaigneusement dans les hôtels suisses. »
Par contre, elle signale un réel problème qui perdure au sein de la colonie malgré les pétitions de principes sur l’amour qui doit unir les colons, mais tout en noircissant un peu le trait : « Parmi les camarades couvait une profonde inimitié qui avait tout de la haine. Leurs rapports étaient plus que superficiels et seulement une façade, rien d’autre. La vie en commun n’avait pas effacé les divergences d’opinion, les oppositions, les incompatibilités d’humeur. »
A juste titre, elle enfonce le clou : « Comment pouvait-il donc, cet Henry, parler d’harmonie, de liberté, de science anarchiste mise en pratique, alors que sous ses yeux il voyait s’amplifier les ressentiments, les litiges, les colères, les indignations ? si des anarchistes arrivés pleins d’enthousiasme et d’abnégation étaient contraints de s’enfuir après quelques mois avec l’amère certitude au cœur d’avoir été victimes de trahison ? »
Allant même beaucoup plus loin, elle pose la question des finances. Les emprunts successifs jamais remboursés aux militants et le matériel d’imprimerie emporté par Fortuné ne peuvent qu’amener à avoir des doutes : « Comment pouvait-il donc, cet Henry, responsable de ce triste épisode entre colons, parler encore d’harmonie, de vertu libertaire entre les colons ? Moi je croyais bien que toutes ces histoires louches visaient à une vulgaire spéculation. Sincèrement je parlai de tous mes doutes à Henry. Il en fut agacé, diable, fichtre ! »
Nella Giacomelli parmi les colons d’Aiglemont.
La brochure devient particulièrement intéressante lorsque Nella Giacomelli recueille les confidences d’Emilie, la mère de Marcel : « Les révélations éclatèrent : toute une longue suite d’abus, de dominations, de méchancetés, de vexations exercées par Henry lui-même pendant trois ans, au grand dam de nombreux camarades qui avaient quitté la colonie les uns après les autres, alors qu’ils y avaient été appelés par Henry lui-même. Il les avait ensuite contraints à s’en aller le laissant seul patron et maître de tout. »
Elle confirme des accusations déjà formulées à plusieurs reprises par d’autres colons : « Ces accusations d’injustice, d’autoritarisme, d’abus que j’avais notées moi aussi, étaient donc fondées ? »
Selon Nella Giacomelli Fortuné aurait mis en place un véritable système d’exploitation des colons : au printemps, il en cherchait de nouveaux pour effectuer les travaux des champs et à l’automne faisait tout pour s’en débarrasser à la morte saison et le système reprenait l’année suivante :
« C’est ainsi que la colonie renouvelle ses effectifs à chaque printemps. Des membres nouveaux arrivent, comme les prés et les bois alentour se renouvellent d’herbe verte et des couleurs éclatantes des fleurs. »
Cette brochure publiée en italien et jamais traduite ni éditée en français n’a dans doute que peu d’impact au moment de sa sortie en 1907. Fortuné Henry ne répond d’ailleurs jamais directement aux critiques qui y sont émises. Les attaques sont probablement trop radicales pour être accessibles à un débat, il n’est même pas certain qu’il en ait eu connaissance et rien ne prouve qu’il connaissait l’italien.
Voici donc le texte intégral de la brochure, traduite de l’italien, par Clotilde Conreur-Clausse.
Les références à la pagination sont celles de la brochure originale, afin de pouvoir retrouver le texte italien, publié également.
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Une colonie communiste
Préface.
Imprudents ou généreux, hommes hallucinés par un espoir ou fanatisés par un impératif moral, ils cherchent – dans l’immensité d’une société complexe et opprimante – à créer les « nucléoles » ou les « types » de la société à venir. Ils ne s’aperçoivent pas devoir à la société qu’ils haïssent toutes leurs connaissances et émotions.
Ceux-là dans un brusque accès de protestation insensée, renient leurs origines et reviennent à la nature vierge pour se « refaire ».
Mais la peine, plus forte qu’eux, démontre que l’on ne se retire pas impunément, que le progrès est un développement continu d’activités, que la réalité est au delà de toutes les théories et de tout sentimentalisme.
Bien qu’imaginé par Rousseau, soutenu par Tolstoï ou tenté par les expérimentations anarchistes, le « retour à la nature » est une folie.
Seuls les ascètes ou les artistes peuvent réaliser de façon heureuse un tel prodige, mais les ascètes en sont mutilés et apparaissent à leurs descendants comme fous ou déficients. Les artistes y parviennent par un autre procédé : exaltés par les visions artistiques ils se surpassent eux-mêmes et élèvent sur Maloja le temple immortel fait d’une gloire toute de lumière et de couleurs.
Mais socialement parlant, nous ne voulons ni ne devons être des ascètes, et nous ne sommes, ni ne pouvons nous considérer comme, des artistes.
Après notre invention politique fruit d’une critique irrévérencieuse de toutes les religions et de toutes les morales, après le déni plein d’arrogance de tout concept chrétien de renoncement, de résignation, de pauvreté, après l’hypothèse d’une société qui permette la pleine expression des énergies individuelles pour satisfaire les besoins des hommes, après cette large part donnée à la beauté, à la liberté, à la joie, nous ne pouvons devenir des cénobites, et nous renfermer dans un petit cercle de relations, nous nourrir de pain et d’idéal.
Le romantisme est trop désuet, le pain trop insuffisant comme « le pain de l’âme » des bons catholiques.
Seule une aberration mentale peut faire croire qu’une colonie anarchiste est possible, seule une grande douleur peut conduire un homme ordinaire à la solitude.
Un sentiment d’abandon de la vie conduit les naïfs au cénobitisme : pour eux l’idée transcendantale de Dieu est supplantée par le concept de la liberté : eux vivent avec leur dieu.
Mais dans la société, il y a bien d’autres batailles à mener, il faut d’autres exemples.
Les hommes qui débordent d’énergie, qui veulent vivre si intensément qu’ils se jettent dans la lutte contre l’ignorance et les lâchetés humaines, contre l’oppression des grands mythes :
depuis Dieu jusqu’à l’État.
Alors seulement ils pourront entrevoir une société libre et dire qu’ils en sont les fondateurs.
Cependant, qu’ils ne renient pas la réalité de la vie sociale pour la seule raison qu’on la nomme « bourgeoise ».
Nous sommes les enfants de la bourgeoisie, dans nos processus de construction, les influences bourgeoises sont immenses, nous leur devons l’existence de notre doctrine et – plus encore – de notre mouvement.
La bourgeoisie nous a donné l’industrie, l’agriculture et le commerce à grande échelle, elle a créé de nouvelles richesses, elle a centralisé les services publics, elle a jeté le prolétariat dans les mains des patrons, des grandes institutions et des grandes industries, de telle sorte que le prolétariat apprenne à gérer la richesse, elle a réuni par sympathie et par intérêt les religions les plus extrêmes, elle a fait circuler au dessus de nous l’électricité comme un lieu de paix, elle nous a transmis la tendance à l’individualisme et à la décentralisation de l’administration.
Quand le prolétaire saura gérer la richesse commune et aura hérité de la lutte l’idée de la dignité, de l’indépendance, il sera maître de son destin.
La société qui en résultera sera faite de relations et de pouvoirs mutuels entre les institutions, les corporations et les individus.
Ce sera une conséquence, ce sera un produit de la société d’aujourd’hui, ce sera la naissance naturelle de la Vie qui conduit à l’expansion et à la liberté, mais ce ne sera pas une utopie.
Ce ne sera pas une utopie car personne ne peut définir exactement aujourd’hui comment sera fait demain, parce qu’on admet que la théorie devra se soumettre à la réalité des choses et aux opportunités, parce que notre doctrine est – peut-être- simplement l’affirmation d’une tendance.
Seuls les fous – imprudents ou généreux – peuvent espérer créer une société nouvelle ou un modèle en se soustrayant aux conditions environnementales.
Ceux là ne produiront rien que l’égoïsme méprisable d’un Fortuné ou le phénomène d’érotisme pathologique de la « colonie Cécilia », sans que de tels faits morbides soient valorisés par la passion ou l’artifice du fondateur.
Oberdan Gigli
La grotte . Fortuné Henry et son premier camarade (juin 1903)
Page 7 (non numérotée)
Il y a maintenant trois ans que dans les Ardennes, près d’Aiglemont à la frontière franco-belge, vit le jour une colonie communiste libertaire. Elle devait constituer selon le camarade Fortuné Henry, son fondateur, la première cellule de la société future.
Cette idée présomptueuse, plus qu’audacieuse, obsédait tant l ‘esprit d’ Henry qu’elle l’amena à renoncer à tout le confort que sa profession de voyageur, bien rémunérée, lui procurait pour se retirer au fond de la forêt, et y mener une existence très dure et sauvage de paria et de réprouvé.
Le lieu qu’il avait choisi était un coin reculé, loin de toute voie de communication avec le monde, au milieu de la nature sauvage, encore vierge de toute convoitise et exploitation de l’homme.
Il se retira dans une petite vallée entourée de forêt, enfoncée dans le silence d’une immense solitude éclairée par le soleil, et où les herbes et les fleurs poussaient naturellement.
Aucun habitant alentour, aucune culture, aucun écho de voix humaine : rien que le croassement des corbeaux dans la forêt sombre et une poursuite de sangliers dans les nuits de pleine lune ; quelquefois le passage furtif d’un contrebandier en fuite.
Fortuné Henry armé d’une hache creusa une tanière sous un gros chêne, il se terra là dedans comme un troglodyte et vécut dans cette isolement pendant (p. 8) plusieurs mois. Il travaillait comme un nègre pour défricher ce terrain vierge d’où devait surgir le miracle de la cellule prodigieuse.
Des environs accouraient des curieux et des cancaniers qui voulaient voir de leurs propres yeux cet original qui prétendait refaire une civilisation en revenant à la vie primitive, en revenant à ses origines, alors qu’à peu de distance battait le souffle d’un progrès énorme avec de formidables moyens de production, des machines puissantes, un nombre colossal d’inventions dans un organisme industriel gigantesque, dans la synthèse triomphale de tant de siècles de recherche et de travail.
Sont accourus aussi des camarades que la déception de la vie et les difficultés de la lutte avaient réduits à de plaintifs évangélistes imprégnés d’un esprit de sacrifice et de renoncement.
Ceux-ci apportèrent à la colonie une aide financière, des outils et des bras. Ils se mirent au travail, construisirent avec peu de matériel et peu de moyens des cabanes pour subvenir aux besoins les plus urgents des familles installées ici.
Pour tous, cette vie ne fut que misère, une succession de privations, de luttes continues avec du pain ou pour du pain. Une vie pénible et oppressante de travail dur sans satisfaction, sans soulagement d’aucune sorte, mais pesante, monotone et exténuante.
L’illusion de la liberté les avait tous trahis !…Qu’est-ce que cela apportait de ne plus avoir un patron sur le dos quand il fallait travailler plus dur encore pour un salaire moindre ?
Ils trimaient douze ou quinze heures dans le potager ou aux champs et ne trouvaient, quand (p. 9) ils rentraient à la maison deux fois par jour, qu’une pauvre soupe de choux et du pain rassis.
Où donc s’en était allé leur rêve d’une vie idéale ?
Comment accéderaient-ils à la liberté économique si pour vivre ils étaient contraints à recourir aux pratiques bourgeoises, apportant sur les marchés le fruit précieux de leur labeur, qui perdait toute valeur face à la concurrence inexorable des gros producteurs ?
Comment ces hommes gagneraient-ils leur émancipation intellectuelle, courbés du matin au soir sur le sillon de la terre, le ventre vide, l’esprit préoccupé par la soupe du dîner, traversé par la peur d’une tempête qui approche ou inquiet après le calcul tourmenté des prochaines paies ?
Et l’émancipation sociale, comment y seraient-ils arrivés si sans relâche sur leur cou pesait le joug de la misère, si les besoins insatisfaits déchaînaient les instincts féroces de rivalités, de jalousies, de méfiances, de rancœurs et de haines ?
Au début de l’expérience de la colonie Fortuné Henry n’avait pas l’intention de satisfaire un de ses états d’âme en particulier, qui lui fasse souhaiter un environnement plus aimable, plus conforme à l’un de ses souhaits, quelque besoin de tempérance qu’il éprouvât.
Il voulut tenter une véritable expérimentation pratique qui démontrerait la justesse généreuse des idées libertaires, et qu’il définissait comme une expérience de laboratoire, un fait, un principe positif sur lequel on érigerait la construction future. Il voulut créer un environnement qui constituât rien moins que l’embryon de la société future.
Ses postulats étaient simples (p.10): il voulait démontrer que l’homme dans l’état de liberté est capable de se soumettre spontanément à la peine du travail. Pour cela il lui suffit de savoir que le fruit de son travail ne profitera pas à une classe ou à un individu qui n’a rien fait pour le mériter, mais profitera à lui-même et aux siens.
Il voulait démontrer en outre que l’homme éprouve la solidarité et l’altruisme quand il est habitué à voir dans l’autre un être nécessaire à son bien-être autant que lui-même, de sorte qu’il doit être bon avec les autres sous peine de nuire à ses propres intérêts.
Il voulait démontrer finalement que la régénération de l’homme est dans la liberté.
Tout cela dans l’intention de répondre, preuves à l’appui, à ceux qui le calomniaient et le dénigraient, aux sceptiques ou malveillants qui trouvent l’idée anarchiste absurde et irréalisable car elle contient trop de beauté et de perfection.
De fait, quel matériel reste-t-il des trois années de vie en communauté à la colonie d’Aiglemont ?
Quelle valeur pratique a eu cette expérimentation par rapport aux idées qui en formaient les fondements et par rapport au programme de cette colonie ?
Comment ont été résolus les très graves problèmes de l’émancipation économique, intellectuelle et morale de l’homme auxquelles tous aspirent dans la société, et pour lesquelles ils souffrent et luttent autant ?
* * *
Pour satisfaire cette légitime curiosité, avec quelques amis je décidai d’aller voir la colonie libertaire d’Aiglemont et d’y séjourner un mois au moins.
(p.11) Je ne vous parlerai pas du voyage, un voyage délicieux que nous avons fait durer quatre jours,pour le plaisir de traverser la Suisse, le plaisir du spectacle de lieux superbes.
Je vous parlerai en revanche de notre arrivée à Aiglemont, un petit village accroché comme un oiseau au sommet d’une courte mais raide colline où nous arrivâmes soufflant comme des locomotives.
Tout le monde le sait, même anarchiste on n’arrive pas au paradis sans difficulté ni efforts !
Quatre pauvres maisons forment ce village appelé pompeusement Aiglemont.
Devant chaque maison se dresse un majestueux tas de fumier, signe extérieur de richesse de chaque famille.
Par chance, le village est très pauvre à l’image de ces écrins qui ne sentent pas trop mauvais, jamais trop replets…. mais pauvre hygiène.
-C’est ça la colonie ?, avons nous pensé en nous regardant.
Ce n’était pas possible. Il y avait une église et cela suffisait pour nous dire que les colons libertaires n’habitaient pas là.
Où alors ? Dans le village, personne à qui demander un renseignement. Sur le côté on descendit une longue route blanche et poussiéreuse mais totalement déserte.
Nous partîmes à l’aventure. Aucun signe, aucune indication qui puisse nous guider, on marchait, on marchait, on marchait, comme dans les fables ! la route ne finissait jamais.
Au loin les arbres hauts d’un vert foncé, une vaste forêt.
Comment donc, aucun camarade ne s’était déplacé pour venir à notre rencontre ? Nous avions annoncé (p.12) le jour et l’heure de notre arrivée à la petite gare d’Aiglemont, personne ne s’était dérangé pour nous.
« Ils se sont transformés en ours ces bons communistes » avons nous pensé un peu inquiets.
Soudain nous vîmes un vieillard courbé en sarrau avec une casquette à visière, un grand sac en bandoulière : le facteur.
Il revenait de la colonie. Peut-être venait-il de donner la lettre qui nous annonçait. Il nous montra le chemin : tout droit jusqu’à la montée, puis tourner à gauche, encore à gauche, toujours à gauche. « toujours à gauche »
D’accord, ces informations nous étaient un précieux trésor et nous nous sommes trompés de route ! Nous nous sommes égarés sur les chemins dans une grande forêt qui ne laissait entrevoir ni son début ni la fin. Au dessus de nos têtes un jacassement de corneilles et de pies, on aurait dit qu’elles savaient notre embarras,elles se moquaient de nous avec un malin plaisir.
Les mots du vieux « facteur » nous revenaient sans cesse aux oreilles « toujours à gauche » , et nous d’emprunter chaque sentier qui partait sur la gauche.
Nous ne savions pas que dans cet étrange village « toujours à gauche » était une façon de parler même quand il voulait indiquer : toujours à droite ! c’est ce que nous avons su à la colonie quand nous y sommes arrivés par un pur hasard, éreintés, alors que nous allions verser dans le désespoir.
Un furieux aboiement de chiens nous accueillit, des gardiens peu gentils pour une colonie (p.13)
On creuse la mare pour les canards
anarchiste, ils saluaient en grondant l’arrivée de chaque visiteur.
En revanche l’accueil des camarades a été très cordial, ils nous offrent une grande tasse d’eau fraîche « eau de source », seule chose dont la colonie abondait…
De cela nous eûmes la certitude le soir même.
Le dîner réunit autour de la longue table de « salle à manger » une dizaine de colons : deux garçonnets, petits animaux doux et vagabonds, quatre hommes : un paysan, un ex-étudiant (un géant avec une grosse tête blonde, torse nu, débraillé avec des sabots de bois qui n’étaient pas plus petits en volume que des bûches de noël), un parisien réfugié ici parce qu’il était recherché par la police et un jeune homme, bel exemple d’observateur intelligent ; quatre femmes, une jeune maman avec son bébé de deux mois au sein, une ex-maîtresse d’école, la compagne de Fortuné et une autre vieille femme, un être étrange tordu comme un cep de vigne, silencieuse et sauvage, qui apparaissait à l’heure des repas. Je sus plus tard que c’était une rentière, personne aisée, qui avait apporté à la colonie plusieurs milliers de lires, qu’elle était veuve de deux maris, non pas inconsolable mais qui voulait en trouver un troisième !
(Fortuné n’était pas là, il était à Paris pour affaires. Ces voyages à la capitale étaient fréquents, plus nombreux que nécessaires au point qu’ils suscitaient mauvaise humeur et dissensions parmi certains camarades)
Le dîner était des plus succulents, c’est ce que l’on me dit et je le vérifiai pendant ces trente jours. Il y avait une soupe de choux, des choux bouillis, des carottes avec des choux, haricots verts, carotte (p.14) et salade. ; le tout arrosé par la fraîche « eau de source ». Il n’y avait pas une telle variété chaque jour. Les choux bouillis étaient le plat principal de tous les repas.
La soupe, moi, je ne pus l’avaler. La différence avec nos soupes goûteuses et nos risottos était encore trop présente pour que je puisse faire honneur à ce bouillon qui avait trop la saveur « d’eau de source ».
Pour le plat principal, j’ai eu un rappel muet mais désespéré, je regrettai les petits pains beurrés au miel, et les sauces aux couleurs équivoques que j’avais refusés dédaigneusement dans les hôtels suisses.
Si seulement je les avais, mon Dieu !
Mais la réalité fumait devant moi dans cette assiette, hélas emplie jusqu’à déborder !
Je n’ai pas mangé. Quelqu’un me dit gentiment « Oh demain vous mangerez, c’est sûr ! » Ses mots me semblèrent une volée de bois vert.
Je demandai timidement : « Vous n’avez pas de poulets ? »
- « Si, nous les vendons »
- « Vous avez des œufs ? »
- – « Si, nous les vendons aussi ! »
- – « Vous n’achetez jamais de viande ? »
- – « Quelquefois quand il reste de l’argent. »
J’aurais voulu demander quand un tel miracle allait arriver mais je me tus…
Le lendemain encore j’aurais eu la soupe aux choux bouillis, des carottes et de la salade ?
Oui, et même plus tard, même toujours. Tout le mois ce fut comme cela ; Un jour il y eut par miracle, un civet, l’épilogue d’un drame familier.
(p.15) Une lapine, peut-être en proie au délire d’une fièvre puerpérale avait dévoré ses petits l’un après l’autre. Cet horrible crime ne devait pas rester impuni ; c’était trop immoral, trop bourgeois pour qu’une colonie anarchiste l’acquitte. J’étais pour la peine de mort, immédiate, pour que cela serve d’exemple à toute la colonie de lapins. C’est ce qui arriva car la lapine de Saturno nous fut servie en civet pour le dîner !
Quelle fête pour tout le monde !
Voyez si l’homme n’est pas délinquant quand il a… faim : à partir de ce moment je me surpris plusieurs fois pendant un mois, dans le clapier, à susurrer des mots insidieux aux lapines avec des petits/…
Aucune de mes incitations au crime ne fut suivie. Plus aucun civet pour rompre la monotonie des menus avec choux et carottes bouillis.
* * *
Le jour suivant notre arrivée nous avons visité la colonie.
Le camarade paysan, un type maigre, usé, prolétaire et le géant, toujours débraillé avec un maillot et un pantalon larges, toujours les mêmes sabots qui en temps de révolution auraient pu servir de formidables projectiles, nous accompagnèrent.
Quand nous sommes arrivés, les possessions de la colonie consistaient en un potager soigneusement et judicieusement cultivé : choux, navets, carottes, salades et betteraves, tout cela constituait la majeure ressource des habitants.
Il y avait une belle petite villa, presqu’entièrement en bois, recouverte de fibrociment , qui était vraiment gracieuse, (p.16) toute blanche au milieu du vert sombre de la forêt, avec sa véranda fermée de vitres. Celle-ci s’ouvrait sur la grande salle à manger où se réunissaient les colons deux fois par jour pour les repas.
Des camarades peintres, venus plus tard de Paris, la décorèrent de façon élégante pour la rendre vraiment belle, et pittoresque.
En plus de cette villa- qui était le centre d’habitation de tous les camarades et qui nous accueillit aussi pendant un mois- il y avait une pauvre cabane en ruines où logeait la famille du camarade paysan ; une autre cabane servait d’atelier de menuisier. Une cloison la séparait de la modeste petite chambre du plus jeune des colons qui y dormait avec son petit frère. Il l’avait emplie de livres, de fascicules, de journaux en tous genres.
Il y avait aussi une étable, une vache- généreux don de quelques anarchistes de la région- et puis deux chevaux qui servaient pour les travaux des champs, le transport des légumes sur le marché, deux chèvres, une vingtaine de lapins, des pigeons, des canards et des poules.
Tout cela ressemblait à une ferme comme on peut en voir dans nos campagnes qui hébergent deux voire trois familles liées par des intérêts de travail et de vie identiques.
- « Combien est-ce que tout cela peut valoir ? » demandai-je
- « Une quinzaine de milliers de lires »
- « C’est vous qui les avez produits ? »
- « Non, des camarades nous ont apporté du matériel, des meubles, des outils, de l’argent »
- « Tous ceux qui ont coopéré à cette accumulation de biens sont-ils encore ici ? » insistai-je.
Première maison et premiers colons.
(p.17) On me répondit avec une certaine réticence.
– « Non, ils s’en sont allés peu à peu. Nous sommes tous arrivés il y a quelques mois seulement. Seul Fortuné et sa compagne sont là depuis le début ».
C’était le géant qui avait parlé ; et je remarquai sur la bouche de l’autre camarade un étrange sourire, trop narquois pour ne pas être éloquent.
Il y avait donc des dessous dans cette histoire de propriété de la colonie ?
Cela aiguisa ma curiosité. Le jour précédent déjà, j’avais eu l’occasion de relever, par certains détails, une hostilité dans les rapports entre les colons, particulièrement entre la famille du paysan et les autres camarades. Il semblait y avoir entre eux une froideur et une méfiance réciproques.
Mes soupçons devinrent rapidement certitude.
Deux anarchistes belges étaient arrivés, ils souhaitaient visiter la colonie. Ce jour là, à la colonie, il n’y avait que le camarade paysan, les autres s’étaient rendus au marché. C’est lui qui contre toute habitude fit le guide et commenta la visite aux deux hôtes en fournissant toutes les informations susceptibles de les intéresser.
Je m’étais jointe à eux et suivais la conversation avec grand intérêt, puisqu’à moi aussi, il fallait des renseignements sur la vie de la colonie.
Soudain, un des Belges dit : « Je voudrais m’installer parmi vous ; je suis mécanicien, mais je m’adapterai à n’importe quel travail et apporterai mille lires à la communauté ».
(p. 18) Je remarquai sur les lèvres du camarade colon le même sourire étrange qui m’avait frappé précédemment. Un sourire qui se traduisait par : « Faites comme bon vous semble ! Moi, si j’avais mille lires, je partirais tout de suite d’ici ! ».
ces deux la n’attendirent pas le soir, ils enfourchèrent leurs bicyclettes et disparurent rapidement dans la forêt.
* * *
Quelques jours plus tard arriva Henry, de retour de Paris avec le camarade Courtois, ex forçat de retour de Cayenne. Il venait d’en raconter toutes les horreurs dans un livre récent.
Il me posa des questions sur la colonie, je lui dis ce que je pensais.
Cela ne valait pas la peine de s’isoler, de renoncer à tous les biens dont on bénéficie gratuitement quand on vit dans la société pour cette vie de sacrifice et de labeur que l’on mène à la colonie. A mon avis, agiter le drapeau de la liberté se paie cher par la misère qui nous fait courber l’échine sous un travail rude et épuisant.
-Excusez,-me dit Fortuné-, vous n’avez rien compris. Vous ne savez pas que ce travail est une joie pour nous ? Il nous suffit de savoir que nous sommes libres de le faire ou pas pour nous soumettre joyeusement à ses peines.
- Mais non, mais non ! Vous n’êtes pas libres de « ne pas le faire ». Vous devez obligatoirement le faire au risque de ne plus avoir de choux à vendre ou à cuire dans la soupe ! Vous êtes toujours sous la contrainte « du besoin » Pour moi ce n’est pas ça la liberté !
(p.19) Comment pouvez vous vous prétendre libres, vous qui êtes oppressés par la misère, vous qui vivez sous les fourches caudines des marchés bourgeois qui fixent les prix de votre production. Ils les calculent à la manière des capitalistes exploiteurs de main d’œuvre qui luttent dans une concurrence sans pitié.
-Pardon, pardon encore, répliqua avec un ton persuasif le camarade Fortuné. Vous attachez trop d’importance à ces apparences de vie dure que vous avez observées. La question économique est une question transitoire. De plus je vous assure que ce travail manuel que vous trouvez dur, pénible, est nécessaire au développement de tout notre être .
L’homme n’est pas seulement fait de cerveau et de nerfs, mais aussi de sang et de muscles, il a donc besoin de développer ses forces dans le travail. C’est dans la satisfaction de son physique qu’il atteint la capacité de se développer moralement et intellectuellement. L’harmonie, vous le savez, naît d’une grande diversité de couleurs et de sons.
L’homme a de nombreuses facultés à développer, leur épanouissement rationnel et naturel construit l’homme complet dans une harmonieuse homogénéité d’esprit et d’action.
-D’accord mais là, je ne vois pas cette multitude de développements. Je vois les camarades qui piochent, bêchent, amendent la terre, triment du matin au soir sans arrêt, sans aucune compensation, sans aucun divertissement, des journées et des semaines durant. Comment parviennent- ils à l’harmonie de toutes leurs facultés ?
(p.20) S’ils vivaient dans le monde, ils profiteraient de cette civilisation, résultat de toutes ces années de labeur. Ils profiteraient des bibliothèques, des musées, des concerts, de l’éclairage, des conférences, des spectacles, en somme de tout ce qu’offre la vie collective, artistique, industrielle et commerciale.
Ici ils n’ont rien du tout, toujours la même vue sur la forêt, la même monotonie des voix et les mêmes accidents. C’est une vie monacale, d’exil que la vôtre.
Vous ne pouvez jouir de rien, sans aucun confort si vous ne le créez pas de vos propres mains à grands efforts. Vous ne nierez pas qu’il est absurde de renoncer à tout ce que le progrès social peut offrir pour revenir à la vie primitive d’époques révolues et dépassées.
Si vous voulez fabriquer une assiette, une faux, une flûte, vous allez gaspiller des mois et des mois d’activité et vous n’obtiendrez pas un objet aussi parfait que celui qui sort d’un atelier avec des machines perfectionnées, fruit d’une longue expérience et de longues études.
Enfin il est absurde de vouloir refaire depuis le début la civilisation et renoncer à celle-ci, à laquelle tout le monde a droit, parce qu’elle est le fruit des efforts de tous, le patrimoine accumulé par la vie des générations qui nous ont précédés et dont nous descendons.
Fortuné eut un sourire de compassion. Décidément je ne comprenais rien et il m’expliqua.
Il m’expliqua que sans prendre en considération les critiques des conditions anormales de vie dans la communauté actuelle, où les hommes donnaient tant d’énergie, critique approuvée par tous les anarchistes, lui pensait qu’il était temps de prouver que nos idées
(p 21) dans le domaine social pouvaient se réaliser en passant de la théorie à la pratique sur le terrain.
Dans tous les secteurs, économique, moral et intellectuel, il faut que l’on tende vers une société plus humaine et harmonieuse.
Il y a ceux qui croient que cette évolution de la société est possible sans heurts et sans effusions de sang, et il y a ceux qui ne croient pas cela possible sans la violence qui renverse et détruit tout.
Dans lequel des deux systèmes se trouve la vérité? Personne ne peut le dire.
Pourtant il est certain qu’une société, différente de celle où nous sommes doit être le résultat d’une éducation particulière, dans laquelle les formes de propriété, d’éthique, de morale doivent changer.
Aujourd’hui l’homme ne peut changer si l’environnement où il vit ne change pas. L’environnement ne change qu’à la condition que l’homme évolue. Pour conclure, il faut changer l’homme pour changer l’environnement, et vice et versa. Avancer dans ce cercle vicieux serait faner sa vie, en vain, et reporter la solution de la question sociale à l’infini.
Nous en revanche nous voulons vivre, nous avons hâte d’y parvenir et d’établir nous mêmes nos règles .
La seule solution possible n’est pas dans le réformisme ni dans la révolution : il faut constituer le plus rapidement possible des environnements artificiels aux qualités pour lesquelles les hommes apprendraient à vivre de façon libertaire.
De négative, notre théorie doit devenir positive. Hier elle luttait contre toutes les formes d’autorité et aujourd’hui elle (p 22) veut construire en toute liberté.
Il ne suffit plus de nier et repousser nos théories libertaires en les taxant simplement d’être impossibles à réaliser. Il ne faut pas non plus que nous partions d’affirmations non contrôlées, sous peine de devenir nous-mêmes la risée de tous. Il faut que la théorie libertaire cesse d’être la théorie de la destruction pure et simple. Il faut qu’elle apparaisse dans la conscience comme une expérience.
Moi, je m’obstinais à m’opposer.
Il me semblait que tout ce qu’il m’exposait était abstrait, si loin de tout ce que j’avais vu autour de moi, que j’eus un doute : cet homme était-il de bonne foi ?
Il était vraiment trop intelligent pour ne pas comprendre que son expérimentation ne pouvait justifier concrètement les idées libertaires. Car tout cela se déroulait dans des conditions anormales, trop artificielles, trop contraintes dans un environnement très restreint, avec peu de personnes, qui dans une société bourgeoise vivraient en harmonie dans une seule et même famille.
Quelle valeur d’expérience sociale pouvait avoir cette parodie de vie communautaire, ainsi dénommée parce que quelques épisodes se vivaient en commun et que l’on partageait du matériel ?
Le travail, la misère, la peine, les privations étaient partagées, rien d’autre.
Parmi les camarades couvait une profonde inimitié qui avait tout de la haine. Leurs rapports étaient plus que superficiels et seulement une façade, rien d’autre. La vie (p 23) en commun n’avait pas effacé les divergences d’opinion, les oppositions, les incompatibilités d’humeur.
Ils vivaient ensemble, mais sans aucun sentiment d’amitié, de fraternité ne les animait.
Nombre de camarades étaient accourus à la colonie, séduits par les belles paroles, les beaux discours éclatants de Henry. Ils y avaient apporté un élan généreux, dans un abandon total d’eux-mêmes. Toutes leurs ressources, ils les avaient données, ne demandant rien pour eux en retour.
La colonie s’était développée et enrichie grâce à leurs dons, à leurs sacrifices. Malgré cela ils ne pouvaient mener une telle vie trop longtemps. Ils s’en étaient allés les uns après les autres, abandonnant tout, négligeant même d’emporter ce qui avait été leur désir, devenu soupçon. Ils fuyaient contents, courant vers l’inconnu mais persuadés d’échapper à un enchaînement intolérable. !
Comment pouvait-il donc, cet Henry, parler d’harmonie, de liberté, de science anarchiste mise en pratique, alors que sous ses yeux il voyait s’amplifier les ressentiments, les litiges, les colères, les indignations ? si des anarchistes arrivés pleins d’enthousiasme et d’abnégation étaient contraints de s’enfuir après quelques mois avec l’amère certitude au cœur d’avoir été victimes de trahison ?
Je savais que tout cela était arrivé. On m’avait raconté l’histoire d’un camarade qui arriva alors que la colonie n’était qu’une caverne creusée sous le tronc d’un chêne et que la vie était celle d’un troglodyte, rude et sauvage. Il avait apporté tout (p 24) ce qu’il possédait : des instruments, des outils pour travailler, des bois de construction, meubles, vêtements, de la lingerie et de l’argent . Jeune et plein d’ardeur il s’était mis à travailler, à construire, à creuser, et huit mois durant il ne cessa pas son étonnante activité pour la colonie.
Pourtant il s’en était allé, il avait fui car le soupçon avait pénétré son cœur, envenimé sa vie, ça le tourmentait jusqu’à l’obsession. Un jour il avait voulu avouer ses doutes, dire ce soupçon qui le rongeait, qui lui avait volé la paix intérieure, la confiance sans faille, qui le tourmentait et l’inquiétait. Une scène atroce avait suivi : le litige longtemps enfoui éclata en une rixe violente et le revolver fit son apparition.
Le camarade s’était enfui en maudissant et en menaçant cette colonie. Il avait voulu lui dédier son être tout entier, tout son avenir. Un an plus tôt il était accouru plein d’espoir et débordant d’enthousiasme.
Tout cela je l’avais su , et cela m’avait été confirmé par ce camarade lui-même. Je m’étais intéressée à lui pour des éclaircissements sur l’origine de la colonie.
Comment pouvait-il donc, cet Henry, responsable de ce triste épisode entre colons, parler encore d’harmonie, de vertu libertaire entre les colons?
Moi je croyais bien que toutes ces histoires louches visaient à une vulgaire spéculation.
Sincèrement je parlai de tous mes doutes à Henry. (p.25)
vue générale de la colonie , 1904
Il en fut agacé, diable, fichtre !
Quel juge inquisiteur étais-je pour enquêter de cette façon sur le passé et sur les coulisses de sa colonie ? Du reste était-il vraiment nécessaire de les interpréter comme je l’avais fait moi, ces incidents dégoûtants advenus entre camarades ?
Pourquoi lui attribuer la responsabilité de tout cela ? Lui qui avait supporté tant de sacrifices pour la colonie, qui lui avait consacré toute son activité, son énergie et tout son avenir ? Avant de venir à la colonie, il était aisé, il voyageait et représentait une grande maison de produits pharmaceutiques, il avait une excellente réputation dans le monde commercial. Pourquoi aurait-il renoncé à tout cela si ce n’était pour réaliser une idée supérieure, de plus noble importance ?
-Vous avez de mauvaises préventions, me dit-il avec le ton de celui qui est touché au cœur. Mais vous avez tort. Dans quelques jours, en vivant encore avec nous vous changerez d’avis. D’ailleurs vous devez expliquer les problèmes surgis du passé entre les camarades en attribuant les raisons aux différences de tempéraments, aux différentes éducations reçues qui ont modelé les hommes de formes contradictoires et incompatibles.
Il est donc naturel que de tout cela naisse ce que j’appellerai un« processus de sélection » selon lequel les affinités s’unissent, s’organisent, se fondent, alors que les autres s’éliminent, s’éloignent….
* * *
Il avait parlé sincèrement, de façon persuasive, et moi, face à ce nouveau problème qu’il me posait, je sentis mes convictions (p 26) chamboulées, mes premières impressions négatives devenaient meilleures.
En effet, qui pouvait me dire que ce premier camarade chassé de la colonie n’avait pas été intolérant, une brute, un idiot ? Qu’il n’avait pas un caractère détestable, antipathique ou insupportable ?
Si c’était le cas, Henry avait eu raison de libérer le milieu d’un tel élément délétère et dangereux. Après cette nouvelle explication, je me trouvais désarmée face à la question morale que j’avais cru devoir saisir pour renforcer mes objections à cette tentative qu’ Henry appelait communisme expérimental.
***
La vie s ‘écoulait grise et monotone, un lourd ennui semblait planer sur nous.
Je n’avais encore rien pu établir de positif sur les rapports des colons entre eux. Il y avait un mal être en chacun d’eux, mais je n’avais pas encore compris à qui ou à quoi il était dû.
L’isolement dans lequel vivait la famille du paysan me heurtait. Il semblait qu’elle était frappée d’ostracisme. Elle n’apparaissait avec les autres qu’aux heures des repas, quand elle se trouvait contrainte à la compagnie, mais elle restait en retrait.
La femme du paysan quittait souvent sa cabane pour venir dans la maison centrale et aidait les deux autres camarades aux préparatifs de cuisine. Mais à peine arrivait-elle que les deux autres s’en allaient à d’autres tâches ou s’enfermaient simplement dans la chambre pour rire et bavarder.
(p.27) Cette froideur manifeste m’avait frappée. Poussée par mon instinct, de contradiction ou de bonté, je pris à cœur la cause de cette femme qui me semblait être injustement la cible de la malignité des deux autres femmes stupides.
Un jour je lui dis : Émilie, qu’avez vous fait, vous, pour être abandonnée comme cela ?
Ce fut comme si j’avais approché une allumette d’un baril de poudre. Les révélations éclatèrent : toute une longue suite d’abus, de dominations, de méchancetés, de vexations exercées par Henry lui-même pendant trois ans, au grand dam de nombreux camarades qui avaient quitté la colonie les uns après les autres, alors qu’ils y avaient été appelés par Henry lui-même. Il les avait ensuite contraints à s’en aller le laissant seul patron et maître de tout.
Maintenant était arrivé le tour d’Émilie et de sa famille.
Depuis un an ils s’étaient établis à la colonie après avoir été sollicités par Henry en personne. Il avait besoin de main d’œuvre au printemps précédent pour les travaux de la terre, il les avait soustraits à leur paix et à leurs intérêts.
Émilie était une anarchiste convaincue, peu instruite mais très intelligente et déterminée à résister aux manœuvres d’ Henry avec toute son énergie, pour son droit.
Ils avaient travaillé à la bonne saison, ils avaient assuré leur part de tâches en hiver, ils avaient supporté les privations et les sacrifices. Aujourd’hui ils ne voulaient pas être jetés comme des citrons pressés. (p.28)
Ils ne voulaient pas cautionner les intentions cachées de ce Fortuné qui n’aspirait à rien d’autre qu’à la gestion et à la propriété de la colonie, ce qu’il tentait de faire en éliminant petit à petit ceux qui avaient coopéré et donc pouvaient revendiquer un droit de regard et de contrôle.
-Cette fois il ne gagnera pas la partie – me dit Émilie – l’injustice subie par les autres doit nous servir d’exemple.
Nous évitons toute opposition et tout heurt, mais voyez comme il nous traite, comme des lépreux. Il fait cela pour nous fatiguer et nous pousser à quitter la colonie de notre plein gré.
Alors, existe-t-il vraiment un ordre moral ? Ces accusations d’injustice, d’autoritarisme, d’abus que j’avais notées moi aussi, étaient donc fondées ?
Ce soir là je repensai aux propos pompeux d’ Henry, je pensai avec un pincement au cœur que même les idées les meilleures sont toujours exploitées pour de petits intérêts égoïstes. Rien, ne peut-on vraiment rien sauver face à l’inconscience et face aux passions mauvaises des hommes ?
Les hommes voudront donc toujours mentir et durcir davantage les antithèses entre rêve et réalité, rester leur propre ennemi, les pires interprètes de leurs idéaux purs ?
Je m’apaisai un peu car je pensais que dans les mots d’Émilie il y avait de l’exagération, naturelle chez une femme, particulièrement si elle est dépitée et contrariée. Je ne pouvais croire que sous une étiquette libertaire on puisse escroquer effrontément
les enfants de la colonie et leurs amis
(p 29) la bonne foi et la générosité de tant de camarades et que se cachait là une arnaque d’affairistes.
Fortuné avait été l’initiateur de cette entreprise, le premier il s’était consacré à la vie dure de labeur sans récompense immédiate, il avait supporté de grands sacrifices et surmonté de très grands obstacles. Ensuite il avait révélé ses intentions. Il voulait faire de la colonie une expérimentation en sciences sociologiques. De là il tirerait les grandes lignes pour la lutte à venir, une expérience concrète qui conduirait à la solution du problème social, en préparant les hommes à la nouvelle conscience.
Mes dernières illusions optimistes devaient disparaître bien vite suite à un incident survenu quelques jours plus tard, qui me révéla comment Fortuné comprenait le processus de sélection.
Depuis une semaine je m’étais dédiée, avec les autres camarades, au travail manuel pour devenir, moi aussi, -selon le concept politique d’Henry- « intégrée ». J’aidais aussi bien à couper le bois, à savonner le linge des lessives au ruisseau, à récolter les carottes.
Lors de mes exercices « d’intégration anarchiste », après le repas de midi, alors que je fendais du bois à la hache, un morceau me sauta violemment à l’œil et m’obligea à courir à la maison pour tenter de me soigner.
Émilie était dans la grande pièce et coupait des tranches de pain épaisses sur lesquelles les enfants mettaient du jus de mûres qu’ils avaient ramassées dans les bois, puis réduites en sirop pour le goûter.
Il y avait tous les autres colons sauf (p.30) les deux camarades occupées au jardin à cueillir les haricots pour le marché du lendemain. Je bandai mon œil et me mis à l’écart dans la pièce, sonnée et inquiète pour la douleur que je sentais à l’œil et qui ne diminuait pas.
Après avoir mangé les camarades s’en allaient. Ne restèrent dans la salle que le géant et Henry, rejoints bien vite par les deux camarades retardataires. Elles avaient l’air d’excellente humeur, riaient, plaisantaient bruyamment comme jamais je ne les avais vues.
Leur joyeuse apparition fut saluée avec joie par les deux camarades qui mirent sur la table, au milieu des restes du pauvre repas des autres colons, des assiettes, des verres et un panier de provisions.
J’écarquillai mon unique œil ; je ne me trompais pas, ces messieurs préparaient un bon repas à l’insu des autres.
Discrètement, sans être vue je me levai et sortis.
Pendant une heure environ je marchai dans les prés en proie à un profond tourment, puis me dirigeai lentement vers la cabane d’Émilie.
Elle courut à ma rencontre, elle avait les yeux rouges et sa voix tremblait. Elle aussi avait tout vu.
-Ah ! Quelle honte vous savez ! Vous imaginez que ces messieurs se nourrissent de sardines, fromages, ils boivent du cidre et de l’absinthe, alors que nous n’avalons que que quelques tranches de pain sec !
-Ah – parbleu, je les ai vus là autour de la table sur laquelle il y avait des bouteilles,
(p.31) des verres, des sardines et du fromage ! C’est une infamie qui demande vengeance. « Ah ce petit homme ! » lui aussi est un beau brigand !
Mon dieu, quelle débâcle dans mon esprit. Tout cet idéal dont Fortuné avait prétendu être un passionné défenseur et interprète sincère !
C’était donc véritablement comme cela ici aussi. Dans ce petit milieu parmi un nombre restreint de personnes, qui n’excède pas le nombre des membres d’une famille normale, sous une influence d’intérêts limités, à l’ombre d’un drapeau libertaire, explosait une lutte haineuse. Les passions s’aiguisaient, elles mettaient face à face comme des ennemis des hommes qui étaient frères quelques jours auparavant, unis par un même désir, qui tendaient vers un même but, de travail, d’étude, de renouveau.
D’où venait donc cet esprit d’oppression, d’abus de pouvoir, d’injustice qui poussent un anarchiste contre d’autres anarchistes ? Qu’est-ce qui le poussait à trahir ses plus grandes idées comme un vulgaire escroc ? Qu’est-ce qui le poussait à piétiner l’idéal au nom duquel il souffrait et cherchait la façon de mieux le faire connaître pour le pratiquer plus facilement ?
C’est cette même question que d’ordinaire un juge, au tribunal, adresse au pauvre bougre qui lui a été amené sous une banale accusation.
– Pourquoi avez-vous volé ? Qu’est-ce qui vous a poussé à dévier du droit chemin, du mérite et de l’honnêteté, vous qui avez un passé honorable ?
– La misère, Monsieur le Président ! .
Dans la colonie aussi, c’était la misère, cette maudite mégère qui empoisonnait (p.32)
les esprits, les incitait à l’envie, au soupçon, les montait les uns contre les autres, blêmes de mauvaise rancœur, pleins de haine inflexible.
Les brimades et les subterfuges des uns, la méfiance exagérée des autres n’étaient-ils pas la conséquence d’un profond mal-être d’insatisfaits et de frustrés, due à une avidité jalouse de possession ?
Si la colonie avait pu subvenir largement aux besoins et aux souhaits de tous, l’indépendance, l’autonomie des uns et des autres auraient été plus faciles.
En revanche le peu de moyens les contraignait à des contacts étroits qui, parce qu’obligés, devenaient détestables. C’est pour cela que les différents caractères, les différences de tempéraments, d’éducation, de goûts se manifestaient durement, de façon excessive et violente.
La vie en communauté devenait pour finir une chaîne intolérable. Les rapports viciés par les incompatibilités, les antipathies intimes étaient supportés par tous comme une nécessité fatale, pire même, comme une condamnation.
Le « processus de sélection » auquel avait fait allusion Henry – qui en fait n’était qu’arbitraire et violent parce qu’habilement mené avec des provocations et des injustices- tendait justement à éliminer de la colonie les individus les plus éloignés ou réfractaires au « type » idéal défini par Henry comme membre de la colonie expérimentale !
Une monstruosité, comme chacun peut voir cela finissait dans un contresens, un renversement des termes, (p.34) C’est-à-dire : Alors que la colonie était fondée dans le but précis de démontrer que les hommes sont capables, dans l’état de liberté, de se gouverner seuls, sans le frein des lois, sans chef et sans autorité. En réalité il fallait pour que les hommes appartiennent à la colonie qu’ils soient modelés de telle et telle façon, dotés de telles qualités requises, de tels mérites spécifiques. Henry seul avait la liste et le modèle de tout cela.
Moi, je ne nie pas que pour vivre en anarchie, l’homme doive être pourvu de dons, de capacités spécifiques et supérieures de sorte que son esprit ait évolué au point de ne jamais constituer un danger ou un obstacle à l’harmonie générale.
En effet la propagande libertaire tend à cette éducation, à cette régénération, elle tend à rendre les hommes conscients de leur force, à les entraîner à conquérir leurs droits, à les habituer à l’indépendance, à la liberté d’opinion et d’action. Elle tend à leur promotion, à leur entier développement, à leur perfection pour qu’ils soient capables de vivre pleinement en tout civisme.
Chacun comprend que les hommes formés de cette façon montreraient qu’ils n’ont pas besoin d’autorité ni de lois pour tenir leur place dans la société, et personne ne leur demanderait de faire un stage dans une colonie communiste pour mettre à l’épreuve leurs qualités libertaires !
Si Fortuné n’avait aspiré à rien d’autre qu’à cela pour créer en quelque sorte un centre intellectuel, un foyer d’esprits aristocratiques, attentifs aux phénomènes qu’une existence en communauté pouvait produire, il aurait eu raison avec son « processus de sélection »
(p34) d’éloigner de son environnement de perfection ceux qui n’offraient pas les garanties requises par les exigences de l’expérimentation.
Mais lui, lorsqu’il faisait appel aux camarades pour venir l’aider, il ne les soumettait à aucun examen, à aucune investigation ! Il suffisait qu’ils s’offrent à la colonie, qu’ils lui donnent tout ce qu’ils pouvaient donner : Il suffisait qu’ils travaillent comme des nègres pour l’extension et l’enrichissement de la colonie, qu’ils se soumettent aux privations de cette vie misérable, qu’ils acceptent la solitude, la monotonie, l’ isolement de toute vie sociale.
En effet ceux qui venaient étaient des camarades travailleurs, forts, non pas de culture intellectuelle mais d’une conscience, d’un esprit de solidarité, capables de sacrifice suprême.
Ils donnaient à la colonie tout le meilleur d’eux-mêmes et leurs espoirs les plus sincères.
Je ne nie pas que ce processus de sélection puisse se justifier dans une société quelconque où souhaitent adhérer des individus très disparates, venus de milieux opposés, élevés dans des habitudes différentes, éduqués de façons diverses ou opposées.
Ce processus, s’il n’est pas accéléré ni forcé par des incompatibilités exagérées, d’imprudentes impatiences, conduit à des solutions spontanées et naturelles.
L’individu qui se différencie des autres, ne s’adapte pas aux nécessités communes, celui qui ne se plie pas aux normes suivies par les autres, ressent de lui-même le malaise d’une telle condition de vie anormale, il se sent trop isolé ou incompris, se détache volontairement des autres et s’en va.
la maison lieu central d’habitation et de réunion (1905) colons et visiteurs
Il ne faut pas qu’en cette période de crise on exagère les contrastes artificiellement, en accentuant malicieusement les désaccords et les antagonismes. Ce ne serait pas généreux du tout, même ignoble si c’est fait dans le but de se séparer de quelqu’un qui, pendant une période favorable a été utilisé et exploité.
Était-ce un de ces cas de figure qui devait se présenter ici, à la colonie ?
Émilie me le confirma bien ! Le comportement de Fortuné et des autres colons, ses fidèles, le démontrait.
Ce qui arriva par la suite le prouva.
En effet peu de temps après avoir quitté la colonie, j’eus des nouvelles d’Émilie qui, avec toute sa famille, s’était rendue à Paris à la recherche d’un travail pour elle et les siens.
On était à l’entrée de l’hiver, saison à laquelle la campagne n’a plus besoin de bras et pendant laquelle la colonie communiste ressentait plus que jamais le poids des bouches inutiles à nourrir ! La prévoyance du fondateur avait cette fois encore résolu l’épineux problème économique avec l’habileté et la froideur d’un financier averti !
Ainsi les éléments, superflus pour la saison à venir, qui constituaient une charge étaient écartés et il ne restait plus à la colonie que son fondateur, maître imperturbable des lieux, avec sa suite proche.
Au printemps suivant il chercherait d’autres naïfs qui accourraient, haletant, dès qu’il ferait briller devant leurs yeux le mirage d’une vie libre, qui constituait selon son esprit fécond et génial une expérience de sciences sociales, une mise en pratique des théories libertaires. La création de la société future, (p 36) Ah, être un pionnier de la civilisation, participer à un projet aussi prestigieux et noble, devenir un membre actif dans un laboratoire de science expérimentale sur lequel les yeux du monde entier sont rivés dans l’anxiété de voir en sortir le prodige annoncé qui marquera -finalement- le début d’une ère nouvelle, mettant de la joie au cœur. Cela ferait plaisir au bon communiste qui abandonnant la société ingrate qui fait le mal, qui exploite toutes ses ressources, et part se réfugier heureux au fond des bois où se tient la colonie merveilleuse qui lui fait réaliser son rêve de vie libre et indépendante !
C’est ainsi que la colonie renouvelle ses effectifs à chaque printemps. Des membres nouveaux arrivent, comme les prés et les bois alentour se renouvellent d’herbe verte et des couleurs éclatantes des fleurs.
***
Avant de visiter la colonie d’Aiglemont et de constater de mes propres yeux la méfiance ambiante, je n’avais jamais imaginé concrètement cette soi-disant expérimentation de vie communautaire .
En effet il me semblait que la théorie anarchiste n’amenait pas à une vie simple mais au contraire tendait à donner à tous les moyens de développer et satisfaire, toujours plus, ces comportements complexes, ces capacités, ces aspirations qui sont en chaque homme.
Chaque individu porte en lui une multitude de besoins, de désirs, de facultés et d’énergies qui lui sont propres.
Il peut aimer la poésie et la musique, en même temps étudier la mécanique ou la physique.
(p.37) Il peut s’initier à l’art dramatique et prendre plaisir à piocher la terre. Il peut projeter des voyages et créer des dispositifs mécaniques, soigner des malades et produire des chaussures pourvu qu’il en ait les moyens et l’occasion. Personne, en somme, ne peut prouver que l’homme n’a qu’une seule face, qu’une seule ligne. Et même la science dit que l’homme en tant qu’organisme complexe a de nombreuses capacités contrairement aux organismes simples qui n’expriment que des capacités uniques, qui en font des êtres inférieurs.
Étant donnée cette grande multitude d’organes, de sens, de facultés qui composent l’homme, si elle est bien instruite et exploitée, elle s’exprime de façons très diverses, donnant des résultats très divers. Comment peut-on croire sérieusement que dans une colonie où les moyens sont très réduits et les membres limités en nombre, l’individu puisse avoir la possibilité de s’exercer de toutes les façons, dans toutes ses activités, de mener une vie intègre de travail, d’étude, de plaisir et de satisfaction ?
Dans une colonie, – abstraction faite de toutes les mesquineries et petites misères qui la polluent « naturellement », mais considérée en revanche dans son sens idéal – il sera possible à des hommes de démontrer qu’ils savent cultiver des carottes, des betteraves, du froment, qu’ils sont capables de les vendre tranquillement, mais il ne leur sera pas possible de « prouver » qu’ils savent produire tout ce qui est nécessaire à la vie en collectivité dans ses moindres besoins.
Comment donc une colonie pourrait-elle offrir les moyens nécessaires pour développer les industries colossales de la mécanique, de la métallurgie, des constructions ferroviaires, ( p 38) des machines à vapeur, de l’électricité, de l’extraction du charbon, du souffre, du pétrole ? Comment pourrait-elle subvenir aux études en astronomie, en géographie, en navigation, etc ? En somme à tout ce qui constitue la formidable organisation de la grande production moderne et le progrès de la civilisation ?
Par exemple, un constructeur naval qui a besoin pour développer son génie industriel, sa passion créatrice, d’importants moyens, d’aides solides, doit organiser son travail en une grande société riche de ressources, généreuse en hommes et matériaux.
Comment ferait-il dans une colonie pour mettre en œuvre ses forces de production ?
Ce n’est pas une colonie, même si elle s’appelle libertaire et communiste, qui peut refléter la complexité des phénomènes qui constituent les aspects les plus révélateurs d’une organisation sociale et encore moins constituer un modèle de société future.
Celle-ci, outre les « déficiences » que nous avons vues, renferme en elle trop d’erreurs et de défauts bourgeois pour pouvoir représenter vraiment quelque chose qui puisse ressembler à la perfection à venir !
Une colonie fondée par les hommes d’aujourd’hui, contrainte à exister en marge de la société actuelle et à puiser dans ses sources, est fatalement destinée à n’être rien d’autre qu’une grotesque imitation de la société bourgeoise.
Cette société ne peut dire de quoi demain sera fait parce qu’elle reflète trop la vieille formule actuelle dont nous sommes tous inconsciemment imprégnés jusqu’à en être défigurés.
(p.39) Nous tentons en vain de nous élever et de porter notre regard vers des horizons plus bleus et plus purs : la boule de plomb de notre éducation, de notre insuffisance, de notre mentalité bâtarde nous maintient à terre dans la fange putride des traditions passées et de l’esclavage présent.
Nous sommes marqués en nous et sur nous par l’environnement dans lequel nous avons grandi, environnement troublé de lâcheté, d’incohérences et de préjugés. Nous, nous devons l’effacer ou pour le moins, ne pas le transmettre. Nous ne pouvons hypothéquer la vérité future parce que nous ignorons la constitution morale et intellectuelle des générations à venir. Nous nous devons de leur dégager la voie de tous ces obstacles qui nous ont empêchés d’atteindre le but idéal.
Nous appartenons à une époque de transition, nous sommes des hommes de passage, nous sommes… le fossé qui doit séparer le passé de l’avenir. Pour cela nous portons en nous trop d’ombres, trop d’embûches, trop d’éboulements pour pouvoir tracer les rails sur lesquels se mettra en mouvement le train de l’avenir.
Ce sera le travail de qui naîtra, de celui qui verra plus clair, qui n’aura ni l’esprit détourné, ni le cerveau vicié, de celui qui ne sera pas ravagé par l’éducation insidieuse, par les spectacles criminels, par les égoïsmes bourgeois.
Ce sont eux qui trouveront leur formule de vie sociale, eux qui bâtiront – car plus heureux que nous – et recevront en héritage un idéal de pureté, une tradition de vertu, un terrain nettoyé par notre travail et purifié par notre sang.
(p.40) Notre seule tâche aujourd’hui est de détruire : détruire les préjugés, les fausses morales, les idolâtries hypocrites, la lâcheté, les lois mensongères et les institutions tyranniques, les religions trompeuses et exploiteuses, l’autorité, les oppressions et les dominations. Tout cela pour que nos successeurs puissent construire sur de nouvelles bases et ne perpétuent pas les erreurs ni les formules qui nous ont tenus esclaves et impuissants.
En lançant sa bombe, Émile Henry disait : « nous ne bâtissons pas, nous démolissons, nous n’annonçons pas de nouvelles révélations, nous écartons le vieux mensonge ».
Son frère Fortuné, de la colonie d’Aiglemont, a voulu le contredire, mais sa tentative reste à valider….
Ah, comme il est urgent de démolir !
IREOS
Notes :
1 Ephéméride anarchiste du 13 octobre : https://www.ephemanar.net/octobre13.html
2 Voir le 8e épisode de la saison 2
3 Notice anarchopédia
4 Renseignements tirés de la notice de Nella Giacomelli dans le Dictionnaire des militants anarchistes : http://militants-anarchistes.info/spip.php?article2127
5 Ibid.