Je me nomme Meunier Auguste Régis, déjà interrogé.
Il résulte de l’examen des pièces qui nous ont été adressées par le parquet de Brest que vous vous êtes à différentes reprises et déjà depuis longtemps, fais adresser vos lettres à l’adresse :
« Monsieur Georges chez Bizien à Keranfurus Izella, commune de Lambézellec, près Brest Finistère. »
Q. Pourquoi vous serviez-vous de ce pseudonyme ?
R. Quand j’étais au couvent, je portais le nom de « frère Georges ».
A Trélazé et même partout où j’ai habité, on m’appelais toujours, tantôt Régis, tantôt Georges. Le nom de Georges était plutôt employé pour me narguer.
J’entretiens depuis environ un an des relations avec une jeune fille de Trélazé, de bonne famille, dont je veux taire le nom. Je sais que mes correspondances, surtout dans ces derniers temps étaient disposées à être ouvertes, et c’est pour ce motif que je préférais me faire adresser mes lettres sous ce faux nom.
La maison dans laquelle j’habitais à Keranfurus Izella, appartient à M. Sèvre. On a même saisi bien plus de papiers lui appartenant qu’à moi-même. Mais le nom de Bizien est celui d’un autre locataire de la même maison, chez lequel je mangeais. Bizien est un ouvrier du port de Brest ; sa femme ne quitte jamais la maison, et de cette façon, j’étais sûr, que même pendant mes absences, mes correspondances me seraient remises.
Q. Vous ne vous contentiez pas, pour être plus sûr de réunir vos lettres, de vous les faire adresser sous un nom qui n’est pas le votre. Vous aviez aussi découvert un stratagème pour être certain que les lettres écrites par vous-même, ne seraient pas arrêtées au départ.
Vous vous étiez procuré un certain nombre d’enveloppes portant la suscription en tête :
« G. Poëtte, 22 rue de Paris au Havre ».
Enveloppes portant tous les caractères extérieurs d’une enveloppe de commerçant et qui étaient, par conséquent, destinées à écarter les soupçons.
Vous vous en serviez notamment pour écrire à Mercier sur des chefs anarchistes de Trélazé (lettre saisie le 6 (?) janvier 1894, au bureau de poste de Trélazé). (Voir le dossier Mercier)
Vous en aviez également une qui a été saisie sur vous à Brest le 6 janvier 1894, portant la même suscription « G. Poëtte, 72 rue de Paris au Havre » et l’adresse (M. Mallégol, café Vince, rue des Chantiers, Penhouet à St Nazaire. Loire Inférieure).
R. Je suis en rapport avec un sieur Hamelin, marchande journaux, anarchiste qui habitait la même maison que moi à Keranfurus Izella. Hamelin est un ancien ardoisier de Trélazé. Il court la France depuis 5 ans, 6 ans, toujours comme vendeur de journaux, d’après ce qu’il m’a dit. Quand je suis parti pour Brest, j’ai fait sa connaissance à St Nazaire où il habitait et je l’ai retrouvé à Brest où il était venu se fixer après moi.
Un jour, chez lui, j’ai aperçu un gros paquet d’enveloppes et de papier à lettres avec l’entête et la suscription « G. Poëtte, 72 rue de Paris au Havre »
Comme Keranfurus Izella est au moins à trois kilomètres de Brest, j’ai trouvé très commode de me servir de ce papier et de ces enveloppes ; du reste Hamelin ne faisait aucune difficulté de m’en laisser prendre à volonté.
Il est bien certain, je ne m’en cache pas, que je pensais assurer aussi la sécurité de mes correspondances, surtout avec la jeune fille de Trélazé.
Q. Il résulte de renseignements précis que vous vous êtes servi d’une des enveloppes, portant l’entête « G. Poëtte, etc » pour écrire à un sieur Lefèvre habitant Luçon ?
R. Je connais parfaitement Lefèvre depuis de longues années. J’ai été clerc d’huissier à Luçon pendant 3 ans de 1886 à 1889 et c’est à cette époque que j’ai fait la connaissance de Lefèvre qui était alors à la tête d’une maison d’épicerie.
Je le connaissais surtout à cause des nombreux procès qu’on lui faisait.
Je sais que depuis, Lefèvre vit avec son beau-frère, le sieur Salle, car il a fait faillite, c’est son beau-frère qui, je crois, a repris le magasin.
Ma mère et mon beau-frère, sont en excellents termes avec M. Salle ; habitant Luçon, ils vont le voir fréquemment ; toutes les fois qu’ils m’écrivent, ils m’engagent à aller lui rendre visite, quand je passerai moi-même à Luçon. Je l’ai toujours fait. Trois fois, depuis 1889, j’ai passé à Luçon et m’arrêtant entre deux trains, de midi à 4 heures, je n’ai jamais manqué d’aller souhaiter le bonjour à M. Salle en même temps à qu’à Lefèvre. Mais je n’ai aucun souvenir de lui avoir écrit depuis que je suis à Brest.
Q. Vous vous trompez. Vous avez écrit dans les premiers jours de décembre à Lefèvre ?
R. Si je me le rappelais, j’affirme que je le dirais. Mais je ne me le rappelle pas. J’ai peut-être écrit à Lefèvre 3 ou 4 fois mais il y a plus longtemps que cela.
Q. Lefèvre et son beau-frère Salle professent-ils des théories anarchistes ?
R. Le père Salle est plutôt réactionnaire que républicain, mais pas clérical ; mais quand à être anarchiste, jamais. C’est lui qui était chargé par mes parents de me morigéner quand j’allais le voir . C’est l’homme le plus tranquille et le plus pacifique que je connaisse.
Quand à Lefèvre, je ne le crois pas assez intelligent pour avoir une opinion. Je lui ai quelques fois parlé de mes théories, il m’a toujours ri au nez.
Q. Vous êtes en correspondance avec l’étranger, vous recevez notamment des placards et autres publications de Londres ?
R. Jamais, je n’ai correspondu avec l’étranger, je n’ai jamais rien reçu en journaux, ni placards, ni livres.
Le fait aurait eu lieu, que cela ne serait nullement surprenant, attendu que les anarchistes de Londres trouveraient les adresses sur le journal La Révolte, pour adresser leurs publications.
Et cependant les anarchistes de la Révolte et ceux de Londres sont à couteaux tirés.
Pour mon compte, je ne partage nullement la théorie de ces derniers.
Je n’ai jamais été à Paris depuis l’exposition de 1889. C’est après ce voyage que j’ai été condamné à Luçon.
Lecture faite, l’inculpé signe avec nous et le greffier.
2 U 2-142 Archives départementales du Maine-et-Loire
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