Photo anthropométrique Alphonse Bertillon. Collection Gilman. Métropolitan museum of art. New-York

Audience du 12 août.

AFFILIATION A UNE ASSOCIATION DE MALFAITEURS, (LOI DU 18 DÉCEMBRE 1893). — VOLS QUALIFIÉS ET COMPLICITÉ. — DÉTENTION D’ARMES PROHIBÉES. — DÉTENTION D’ENGINS EXPLOSIFS ET DE SUBSTANCES DESTINÉES A ENTRER DANS LA COMPOSITION D’UN EXPLOSIF.

La Cour d’Assises siège exceptionnellement aujourd’hui dimanche. L’audience est ouverte à onze heures. La salle est presque vide.

La parole est donnée à Me Carette, qui présente la défense de Chericotti. Après lui Me Deshayes-Saint-Mery plaide pour Bertani; Me Gauthier-Rougeville pour Liégois ; Me Blondont pour la femme Milanaccio ; Me Gaye pour la femme Chericotti. Me Félicien Paris, pour la femme Belotli et son fils.

M. le président, ayant demandé à Jean Grave s’il a quelque chose à ajouter pour sa défense, celui-ci donne lecture de la déclaration suivante :

Messieurs les jurés, pardonnez-moi la lecture de ces vingt lignes, je n’ai pas fatigué vos attentions, je ne suis pas un orateur, j’ignore l’art de la parole ; toute ma vie j’ai été un silencieux, silencieux je suis resté à cette audience, silencieux je succomberais sous le poids de l’injustice, si l’injustice devait m’accabler.

Je me consolerai de ce nouveau malheur en songeant que des hommes éminents, des cerveaux magnifiques, les Goncourt, les Mirbeau, les Manouvrier, les Séverine, m’ont accordé leurs sympathies.

Je me consolerai en songeant que s’il est permis à tous de dénier l’admiration à mes ouvrages, il n’est permis à personne de refuser l’estime à mon caractère et à ma vie.

Je suis ce que tous les gens de cœur, à quelque opinion qu’ils appartiennent, appellent un honnête homme. La poignée de main que m’a donnée mon défenseur le prouve autant que ses paroles ; je le remercie; je remercie tous ceux qui dans le public et la presse m’ont envoyé leur salut.

Je résume sans discuter ce pénible débat.

On m’accuse d’être un malfaiteur. Ma vie austère, mes parents, mes amis et mes écrits me lavent de cette injure.

Je n’ai connu les Tribunaux que pour la défense de mes idées. On m’accuse de m’être associé, affilié, d’avoir songé a je ne sais quelle conspiration anarchiste.

Plus de vingt articles sortis de ma plume répondent que si j’ai eu quelque influence, je ne l’ai employée qu’à combattre toute idée d’association.

Mon dernier article, comme pour faire une réponse autorisée au réquisitoire, répudiait l’année dernière jusqu’à la seule idée d’entente.

L’accusation juridique est donc ruinée; l’accusation morale l’est aussi.

On m’accuse d’avoir fait la propagande par écrit pour masquer l’assassinat, et les partisans de l’assassinat n’ont cessé de me combattre, de me traiter de modéré, de jésuite et de pion.

On m’accuse d’avoir provoqué l’idée du vol. Et j’ai combattu le vol dans une série d’articles.

Mon communisme est celui de Proudhon ; il m’a inspiré mes doctrines. Il n’appartient pas à l’histoire du crime, mais à celle de la pensée.

Mon défenseur, Me de Saint-Auban, l’a éloquemment dit : simplement, je le répète, j’attends votre verdict avec une pleine sécurité.

Sébastien Faure demande, à son tour, à présenter quelques explications.

Messieurs, dit-il, vous êtes pères, vous aimez les enfants, nous aimons les enfants d’un même amour, nous travaillons à leur préparer un avenir de bien-être et de félicité. Tous vos efforts tendent à aplanir les difficultés de leur route. Tous les miens ont pour but de faire cette route si belle, si spacieuse, si fleurie que ces êtres aimés la parcourront avec délices.

Vous voyez que, si je suis l’associé de quelqu’un, c’est de vous.

Donc, par des voies différentes, nous poursuivons le même but. Etes-vous bien certains que votre voie soit plus sûre, plus rapide et meilleure que la mienne ?

Etes-vous bien certains que vous êtes dans la vérité et que je suis dans l’erreur ?

Songez-y, messieurs, nous vivons au siècle de la vapeur et de l’électricité. Grâce à l’imprimerie qui, avec une rapidité merveilleuse, véhicule la pensée aux quatre points cardinaux ; grâce au développement de l’esprit humain et à la diffusion de l’instruction, telle évolution, qui jadis eût exigé des siècles, s’opère de nos jours en quelques années.

L’injustice d’aujourd’hui peut être dénoncée demain ; quels remords et quelle honte vous vous prépareriez si bientôt, si dans quelques années, ces petits êtres chéris dont je viens de parler, ayant grandi, ils apprenaient qu’un homme ayant osé, en 1894, prêcher l’amour de la liberté et propager l’idée du bonheur universel, cet homme a été, pour ce crime, condamné au bagne, et que vous étiez au nombre de ces juges.

Ah ! si Celui qui est mort sur cette croix, à l’ombre de laquelle vous rendez aujourd’hui la justice, si celui-là pouvait parier, il vous dirait :

« Hommes, jetez les yeux sur moi et voyez le supplice ignominieux auquel je fus condamné ! Qu’avais-je fait pourtant? J’étais venu prêcher aux hommes le relèvement et la dignité ; j’étais venu leur dire qu’ils sont tous fils d’un même père et qu’ils doivent s’aimer comme des frères ; j’étais venu ranimer leur courage en leur parlant de la cité céleste où tout sera béatitude souveraine et sans fin. Mais les pharisiens et les princes des prêtres ont dénaturé mon apostolat, calomnié mes actes, travesti mon rôle. Hommes, n’écoutez pas les princes des prêtres et les pharisiens d’aujourd’hui.

Epargnez-moi la douleur et la honte de voir se renouveler devant moi l’infamie dont je fus victime.»

Messieurs, vous ne les écoulerez pas !

Vous rendrez un verdict de probité, d’indépendance et de justice !

Après lui, Bastard prononce quelques mots :

Mon seul crime, dit-il, est d’avoir joué des tours à la police. Qu’ai-je fait ? Rien. J’ai la conscience nette. Que votre conscience soit aussi nette que la mienne !

Paul Bernard, ensuite, lit certains renseignements fournis sur son compte par les magistrats espagnols, qui l’ont interrogé lors de son arrestation à Barcelone. Il déclare qu’il n’est pour rien dans aucun des récents attentats commis en Espagne :

J’ai tenu, ajoute-t-il, une petite place dans le procès. Cependant M. l’avocat général me met au premier rang. On me représente comme un homme d’action dangereux. Mais des preuves ? On n’en fournit pas. On m’accuse d’avoir été en relations avec les anarchistes espagnols. Or, pendant deux ans, j’ai été en prison en Espagne. On m’accuse de m’être trouvé à Barcelone au moment de l’attentat du Lyceo. Or, les juges du procès ont constaté que j’avais quitté cette ville bien avant l’attentat. Si jamais, monsieur l’avocat général, la Révolution vous mettait en face de moi, je ne vous supprimerais pas, je me contenterais de vous désarmer.

Chericotti déclare que, si quelque responsabilité peut incomber par sa faute à Liégeois, il entend la prendre tout entière pour lui ; il ajoute que Liégeois n’a jamais connu la provenance des objets déposés chez lui.

Les autres accusés s’en rapportent aux explications fournies par leurs défenseurs.

M. le président donne alors lecture au jury des soixante questions qui lui sont posées.

L’audience est ensuite suspendue. Il est deux heures.

A quatre heures vingt-cinq, le Jury rentre en séance, rapportant un verdict de culpabilité

sans circonstances atténuantes à l’égard d’Ortiz et de Chericotti, sur les faits de vol et de complicité de vol, et également affirmatif à l’égard de Bertani sur la question de port d’armes prohibées.

Le verdict est négatif pour tous les autres accusés.

En conséquence, M. le président prononce l’acquittement de Jean Grave, Sébastien Faure, Ledot, Chatel, Aguelli, Bastard, Paul Bernard, Brunet, Billon, Soubrier, Daressy, Tramcourt, Chambon, Palmeret, Fénéon, Matha, Liégeois, la femme Milanaccio, la fille Cazal, la femme Chericotti, la femme Belotti et son fils.

La Cour condamne ensuite Ortiz à quinze ans de travaux forcés, Chericotti à huit ans de

la même peine et Bertani à six mois de prison.

L’audience est levée à cinq heures.

Le soir même les accusés acquittés ont été remis en liberté, sauf Jean Grave qui purge une condamnation à deux ans de prison, récemment encourue pour délit de presse ; Bernard,

condamné à dix-huit mois de prison par la Cour d’Assises de l’Aude ; Matha, condamné à la même peine, comme gérant de la Révolte, et Aguelli, qui se trouve sous le coup d’un arrêté d’expulsion. Bertani a été également remis en liberté, la détention préventive qu’il a subie étant supérieure à la peine de six mois de prison qui lui a été infligée.

Quant aux accusés en fuite, Paul Reclus, Constant Martin, Louis Duprat,Jean Pouget et Alexandre Cohen, la Cour statuera, ultérieurement à leur égard, par contumace.

La Gazette des tribunaux 13-14 août 1894