L’avocat de Fénéon, son client à gauche. Le Matin 13 août 1894. Gallica.

AFFILIATION A UNE ASSOCIATION DE MALFAITEURS, (LOI DU 18 DÉCEMBRE 1893). — VOLS QUALIFIÉS ET COMPLICITÉ. — DÉTENTION D’ARMES PROHIBEES. — DÉTENTION D’ENGINS EXPLOSIFS ET DE SUBSTANCES DESTINEES A ENTRER DANS LA COMPOSITION D’UN EXPLOSIF.

L’audience de la Cour d’Assises est ouverte à midi et demi, en raison de la réunion de la Cour en assemblée générale que nous annonçons plus loin.

Au moment ou Me Levy-Alvarès commence sa plaidoirie pour Billon, M. l’avocat général Bulot, qui décachetait son courrier, se lève, demandant un instant de suspension.

M. l’avocat général : Je suis obligé, monsieur le président, de vous demander une suspension de quelques instants pour aller me laver les mains. Je viens de décacheter un paquet à mon adresse plein de matières fécales enveloppées dans un numéro de L’Intransigeant.

Il se dégage de cet envoi une odeur dont j’ai hâte de me débarrasser.

Me Levy-Alvarès : Ce n’est en tout cas pas mon client qui est l’auteur de cet envoi.

M. l’avocat général : Je reçois depuis huit jours constamment des lettres anonymes de menaces et je n’en accuse naturellement aucun des accusés qui sont en état de détention.

L’audience est suspendue pendant cinq minutes.

Ce paquet était contenu dans une grande enveloppe adressée par la poste à « Monsieur Bulot, procureur général de la République », et portant le timbre de la rue d’Amsterdam.

Les excréments avaient été enveloppés dans le numéro de l’Intransigeant portant la date du samedi 11 août. La première page du journal est couverte de ratures et des plus grossières injures à l’égard des magistrats, du président de la République, et même des avocats de l’affaire qui y sont traités de « dindons».

A la reprise, Me Levy-Alvarès continue sa plaidoirie et termine en demandant l’acquittement de Billon.

Après lui Me Albert Crémieux défend Soubrier; Me Laureau, Daressy ; Me Oster, Tramcourt ; Me Kinon plaide pour Chambon, Me Duroyaume pour Malmeret.

L’audience est suspendue à deux heures un quart. Elle est reprise à deux heures et demie.

La parole est donnée à Me Démange, défenseur de Fénéon.

PLAIDOIRIE DE Me DEMANGE

En entendant M. l’avocat général requérir, je songeais en moi-même au langage du loup à l‘agneau de La Fontaine. « Vous n’avez rien dit et rien fait, dit-il à Fénéon, mais vous avez des amis qui ont fait et dit ; vous êtes un homme d’honneur et vous vous êtes conduit comme tel en ne révélant rien ni dans l’instruction ni ici ; mais cependant nous demandons votre condamnation. C’est le langage du loup, mais ce ne peut être celui d’un magistrat comme M. l’avocat général.

Il vous a dit qu’il attirait surtout votre attention sur la détention d’explosifs sans motif légitime reprochée à Fénéon, c’est-à-dire : écartez l’accusation d’affiliation à une association de malfaiteurs. Je vous demande de dire non aussi à la question de la détention d’explosifs.

Je veux vous faire connaître Fénéon par ceux qui l’ont approché, qui l’ont connu, l’ont estimé ; le premier est son chef, M. Lallemand ; vous savez l’éloge qu’il vous en a fait. M. Cohen, M. Magnien, deux amis de sa famille comme de lui, vous ont apporté le témoignage le plus flatteur ; ils le considèrent comme incapable d’une mauvaise action.

Vous vous entourez d’anarchistes, dit M. l’avocat général ! Est-ce vrai ? Il a connu Cohen et Kampfmeyer, c’est vrai, et l’instruction lui a appris qu’ils étaient anarchistes. Fénéou était un employé modèle.

Il en est parmi les employés qui n’élèvent jamais leur esprit au delà de la littérature administrative ; lui, allait plus loin : il était très épris de symbolisme : mais si le mot est neuf, la chose est ancienne, nous avons été dans notre enfance nourris du symbolisme des Grecs et j’aime mieux franchement celui de Fénéon au moins je ne suis pas forcé de le lire, ni de le traduire.

Paix à la littérature de Fénéon; elle peut troubler l’Académie, mais pas des bourgeois comme nous ; il n’écrit pas dans le style des actes d’accusation, chacun écrit comme il peut.

Il a fondé la Revue Indépendante, et parmi les jeunes nous voyons… Barbey d’Aurevilly, ensuite

Paul Bourget et de Heredia ; puis nous le retrouvons dans la vaillante phalange des poètes que conduit M. Mallarmé, l’ami et le disciple de Leconte de Lisle. Il était lié avec M. Charles Henry, le savant que vous avez vu ici. J’ai là une foule de lettres d’amis, toutes très affectueuses, quelques-unes même touchantes.

J’en ai de M. de Régnier, de M. Jean Jullien, qui vantant la bonté de son coeur, et sa loyauté. Quelqu’un a écrit de lui qu’on pouvait avoir confiance en lui comme en un toit hospitalier. C’est un garçon d’un dévouement absolu à ses amis.

Tel est celui qu’on accuse d’affiliation à une association ayant pour but de préparer ou de commettre des attentats contre les personnes ou la propriété. On accuse Fénéon d’avoir, par la presse, la parole, servi ce parti, recruté des adhérents. Je vais chercher maintenant comment l’accusation établit ces faits à la charge de Fénéon. Il a collaboré à LEn Dehors, il a, en effet, porté trois articles; il a rencontré là Matha et Zo d’Axa.

Il y a écrit un article sur un ouvrage de Paul Adam, un autre sur le Chat Noir et un troisième sur l’exposition des épreuves pour le prix de Rome dont le sujet était Philémon et Baucis tuant leur oie familière pour l’offrir aux dieux.

Il a été, dit M. l‘avocat général, en relation avec Cohen; celui-là est un anarchiste, on l’a reconduit à la frontière entre deux gendarmes. Cohen a écrit une lettre dans laquelle il parle, comme vous savez, du maréchal de Mac-Mahon ; mais c’est une lettre écrite à un autre étranger, que Fénéon n’a jamais connu. Il vous l’a dit avec un cri du coeur : « Ce n’est pas à moi que Cohen aurait écrit une semblable lettre ». Cohen est un Hollandais qui parcourt le monde à la recherche de littérature nouvelle ; il voulait traduire M. Zola en Hollandais. Il a connu Fénéon, comme beaucoup d’autres littérateurs.

On a amené ici des concierges qui déclarent que Cohen et Fénéon se voyaient cinq à six fois par jour ; c’est invraisemblable. Fénéon était toute la journée au Ministère ; enfin ils habitent tous deux au sixième, cela aurait fait 120 étages par jour ! Cela ne se soutient pas, les relations avec Cohen ne peuvent constituer une preuve de l’association de malfaiteurs à laquelle on l’accuse d’être affilié. Il a connu Kampfmeyer, un Allemand qu’on me dit anarchiste ; je n’en sais rien, vous me le dites, je vous crois. Il a fait le déménagement de Kampfmeyer ; au point de vue anarchiste, c’est peu ; je vois une entente pour un déménagement et voilà tout; nous sommes loin de l’association de malfaiteurs. On ajoute qu’il a connu Ortiz, la concierge le déclare, il l’aurait vu deux ou trois fois. Elle a ajouté qu’il venait des personnes étranges. Si Fénéon n’avait pas été ce locataire désagréable, peu généreux, ses amis aux longs cheveux, aux costumes étranges, auraient été pour cette concierge les représentants de l’élégance moderne. C’étaient des littérateurs, des rapins, des journalistes, tous gens paisibles.

A-t-il connu Matha? Celui-ci, poursuivi par la police, lui demande la clef de l’appartement de Kamplmeyer et Fénéon la lui donne, et c’est tout. A l’époque de l’attentat du Terminus alors qu’on reproche à Fénéon d’avoir fréquenté Emile Henry, gardé Matha et pillé la Villa Faucheur, son père était à la mort et le jour de la visite à la Villa Faucheur on enterrait le père de Fénéon. Au milieu de ces terribles préoccupations, alors que son père mourait, au moment de déposer sur le front du mourant le baiser suprême, croyez-vous qu’il ait bien pu étudier l’état d’âme de Matha et d’Henry ? Allons donc ! Personne maintenant n’oserait dire que Fénéon a eu la confidence de l’attentat du Terminus; et alors que reste-t-il de l’accusation ?

Fénéon n’a jamais fait la moindre propagande par la parole ? Jamais. A-t-il mangé une omelette chez Duprat ou chez Constant Martin ? Jamais. A-t-il écrit quelque article politique ? Jamais. A-t-on trouvé une lettre compromettante ? Jamais. Et cependant ou a trouvé, au ministère de la guerre, près de six cents lettres dont aucune ne permettait nulle critique. On a fait partout cependant des perquisitions, des enquêtes.

Vous comprenez alors comment M. l’avocat général abandonne, en ce qui concerne Fénéon, l’accusation d’association de malfaiteurs. Quant à la détention d’explosifs, eh bien ! vous écarterez cette accusation.

Vous voulez un motif légitime ? Eh bien ! que cela vienne de son père ou que,comme le prétend M. l’avocat général, il ait gardé ces objets à titre de collectionneur ou les ait reçus d’un ami, ces objets voulait-il s’en servir ?

Personne ne saurait l’admettre un seul instant, et alors j’ai fait un grand pas au point de vue de l’acquittement.

On me dit que le flacon de mercure est celui d’Emile Henry ; mais Henry a nié devant M. Girard que ce fût le sien ?

Quant aux détonateurs, c’est encore plus sérieux.

Ce sont des objets qui se vendent comme les caramels chez l’épicier. Tout le monde peut en avoir, en acheter.

Il a trouvé cela chez son père, dit-il; cela peut-être, même si ce n’est pas vraisemblable, M. le juge d’instruction suppose que ces objets lui viennent de Matha, celui-ci affirme le contraire, Fénéon. se tait; supposez que ce soit vrai. Eh bien, je vous demande à vous, hommes d’honneur, ce que vous feriez si une pareille demande vous était faite; vous obéiriez à l’instinct même de l’humanité ; et vous rendriez le service qu’on sollicite de vous. La loi exempte de toute peine ceux qui font connaître l’association de malfaiteurs et Fénéon, s’il avait parlé, aurait été acquitté.

M. l’avocat général vous dit : « C’est un homme d’honneur, condamnez-le », de même qu’il vous aurait dit s’il avait parlé : « Méprisez-le et acquittez-le » ; moi je viens vous dire : « Donnez-lui votre estime et la liberté : » Comptez sa détention, sa place perdue, son avenir brisé ; ne sont-ce pas des peines suffisante, pour punir ce collectionneur ?

M. l’avocat général estime trop forte la peine des travaux forcés et, même avec des circonstances atténuantes, la peine la plus faible de deux ans de prison.

Mais pour le délit, la peine est de six mois à cinq ans de prison, sans que vous puissiez statuer sur les circonstances atténuantes; c’est alors la Cour seule qui statuera.

Regardez les trois explications; tenez compte de ses peines, de ses tristesses, de sa longue détention. Vous songerez à la vieille mère si cruellement atteinte par la mort de son mari et les angoisses de la détention de son fils; songez aussi à la petite nièce, orpheline, qui prie Dieu d’éclairer vos consciences; en son nom, je vous prie d’exaucer ses prières.

Des applaudissements éclatent dans l’auditoire.

Me Justal présente ensuite la défense de Matha; Me Lagasse celle d’Ortiz et Me de Dammartin celle de la fille Cazal.

L’audience est levée à six heures vingt-cinq minutes, et renvoyée à demain, dimanche, à onze heures, pour la fin des débats et le verdict.

La Gazette des tribunaux 12 août 1894