Le Figaro 8 août 1894. Gallica.
Audience du 9 août.
AFFILIATION A UNE ASSOCIATION DE MALFAITEURS, (LOI DU 18 DÉCEMBRE 1893). — VOLS QUALIFIÉS ET COMPLICITÉ. — DÉTENTION D’ARMES PROHIBÉES. — DÉTENTION D’ENGINS EXPLOSIFS ET DE SUBSTANCES DESTINÉES A ENTRER DANS LA COMPOSITION D’UN EXPLOSIF.
Le public semble se désintéresser des péripéties de cette longue affaire. L’assistance est peu nombreuse, on remarque peu d’avocats, la presse seule continue à suivre assidûment les débats.
L’audience est ouverte à onze heures et demie.
M. l’avocat général demande à la Cour de faire remplacer l’un de MM. les jurés, appelé près de sa femme malade, par un de MM. Les jurés supplémentaires. Il est fait droit à ces réquisitions :
M. l’avocat général Bulot continue en ces termes son réquisitoire:
Nous arrivons maintenant à la seconde catégorie d’accusés pour lesquels je ne m’oppose pas à l’admission des circonstances atténuantes.
Ledot a été condamné, en 1887, à 15 mois de prison pour vol, c’est un condamné de droit commun. L’importance de la condamnation indique d’abord qu’il n’était pas innocent, mais aussi qu’il s’agissait d’un vol grave. Du reste Ledot est intelligent, j’ai là une lettre adressée à M. le procureur de la République qui est une merveille de discussion et d’ironie. Il est condamné plus tard pour vagabondage et ensuite, en 1890, pour filouterie d’aliments. C’est contre celle-là qu’il proteste le moins, car ce fait rentre dans la catégorie des crimes anarchistes, c’est la reprise, non du chronomètre, comme dit Rochefort, mais du poulet marengo.
Il entra à la Révolte ; il voit ce journal faire l’apologie de tous les crimes anarchistes de France et de l’étranger ; il voit organiser la souscription pour la propagande révolutionnaire. Quand, le 6 janvier 1894, la justice met enfin la main sur Grave, c’est Ledot qui le remplace, Ledot, le voleur que vous connaissez. Le journal a duré jusqu’au 17 mars 1894 ; à cette date, Ledot est arrêté et le journal disparaît.
Dans le numéro du 13 au 20 janvier 1893, on voit ceci : c’est un article intitulé Jours d’épreuves. —
« Nous, à l’encontre de la racaille bourgeoise, nous allons le front haut ; c’est le moment de se cacher, montrons-nous. Il nous restera toujours, à défaut de groupement, de journaux, un sentiment de respect de la liberté humaine, le mépris des pourris, des laquais à gage… et, quelque part aussi, la foudre ».
Vous savez ce que la foudre veut dire. Le même journal contient, au lendemain de l’arrestation de
Grave, une liste de souscription pour aider à sa défense devant le jury. Nous trouvons aussi une petite correspondance mettant un compagnon en rapport avec le journal et les camarades. Le journal devient ainsi le lien naturel entre les anarchistes.
Le 13 février, à la petite correspondance, on trouve une communication du même genre, puis une souscription pour la propagande révolutionnaire. Et, au dessous, la déclaration de Vaillant à la Cour d’assises; c’est l’apologie de l’acte de Vaillant. Ces procédés se sont continués constamment jusqu’à l’arrestation de Ledot; le dernier numéro contient un exposé des raisons qui obligent la Révolte à disparaître. C’est la justification des lois nouvelles votées par le Parlement. Le jour où la Révolte constate qu’on ouvre la correspondance destinée au journal La Révolte déclare qu’elle n’a qu’à disparaître, et elle disparaît.
Je passe à Chatel. Celui-ci, comme tous les autres, connaissait des compagnons; tous sont, quoi qu’ils en disent, en rapport les uns avec les autres. Tous se tiennent ; Paul Reclus était le lien commun, j’ai là plus de trente lettres de lui à Sébastien Faure.
Chatel a été condamné pour délit de presse, puis pour outrage à des agents ; à l’audience il dit que ce
qu’il écrit dans sa Revue Libertaire est « embrouillante ». Pas tant que cela ; nous allons voir La Revue Anarchiste et la Revue Libertaire. Toutes deux ont vécu peu de temps, la loi nouvelle a arrêté leur essor.
Chatel, dans ces revues, comme la Révolte, publie des communications, suit le même système.
M. l’avocat général lit un article où les candidats à la députation sont qualifiés « d’aspirants bouffe-galette». Il contient une annonce d’affiches de propagande, des correspondances comme celle de la Révolte.
Plus loin, la Revue indique où on peut se procurer les brochures de propagande, dont l’énumération est longue. Toutefois, Chatel fait moins de propagande que la Révolte, mais il fait l’apologie de tous les crimes anarchistes. Après l’exécution de Vaillant, la Revue contient un article de Pemjean qui annonce l’assassinat de M. Carnot.
Chatel : Alors j’étais secrétaire de la rédaction.
M. l’avocat général: C’est encore mieux, vous en êtes encore plus directement responsable, votre rôle consistait à lire tous les articles et à les arrêter ou les publier.
Voilà l’article, il se termine ainsi : « Si le lézard présidentiel nous tombe entre les mains, nous ne le gracierons pas et nous nous servirons de son grand cordon pour notre toilette intime ». Voilà comment on parle de M. Carnot et comment on annonce, on provoque l’horrible crime que vous connaissez.
A la fin de 1893, voici un projet que caresse Chatel, c’est de faire sur Ravachol, exécuté récemment, un numéro spécial, apologétique et artistique ; il l’annonce et demande des renseignements sur le compagnon qui a « bellement agi ». Le numéro devait avoir de 80 à 100 pages et devait être vendu 1 franc.
Le dernier numéro de la Revue anarchiste contient une apologie de Léauthier : « L’acte de ce dernier, y lit-on, est particulièrement saint, une intense beauté s’en dégage… » Puis on publie la lettre de Léauthier à Sébastien Faure. Le même numéro contient une interview de Faure par un rédacteur de la Petite République : « Je l’estime très beau, dit Grave, et très utile, c’est une manifestation éclatante de la révolte qui gronde au sein des classes laborieuses et très utile parce qu’il pourra faire réfléchir ceux qui possèdent. »
Les derniers numéros de la Revue anarchiste sont intéressants.
Après l’arrestation de Grave, la rédaction fait paraître une note où on lit : « Que gagnerait-on à nous empêcher d’écrire ? A faire de nous des chimistes ». On sait ce que cela veut dire en style anarchiste.
Un autre numéro parlant de l’attentat de Barcelone, dit : « que le préfet à une balle incrustée dans l’os maxillaire. L’auteur de cette incrustation serait un ouvrier maçon ».
M. l’avocat général donne lecture d’un article de Pemjean.
Voilà ce que publiait la Revue Anarchiste après la mort de Vaillant et peu avant le crime abominable de Lyon. C’est comme une oraison funèbre avant la lettre.
Après le crime du Terminus, Chatel dans la Revue, dit que, « l’acte d’Emile Henry, sa lutte héroïque contre la foule et les policiers, et son attitude devant les magistrats instructeurs, qui s’est résolue aux gestes les plus comminatoires qui se soient vus jusqu’ici, suscitera l’admiration de tous ceux qui pourront le comprendre ».
Chatel, demeurant à Pau, n’était pas tranquille et il imagina d’aller loger chez Aguelli. C’est aussi un garçon dangereux contre lequel il faut prendre des précautions, c’est un étranger venu ici pour faire de la peinture et énormément d’anarchie, comme Cohen, Kampfmeyer et autres. Aguelli avait reçu chez lui Chatel ; il habitait chez un médecin, qui, l’ayant soigné, l’avait logé dans un appartement qu’il quittait ; alors Aguelli reçoit Chatel dans cet appartement, qui ne lui appartient pas, et ils songeaient à préparer le départ de Chatel pour Bruxelles, où celui-ci devait continuer sa propagande et imprimer la Révolte en Belgique. Les lettres que j’ai là en font foi ; elles établissent complètement l’entente.
M. l’avocat général lit plusieurs lettres indiquant les projets de Chatel et son intention d’aller faire de la propagande en Belgique.
Pour Chatel, reprend M. l’avocat général, vous voyez les articles signés de lui ou parus sous sa direction, ses apologies, ses intentions. Qui l’aide ? Aguelli, dont la culpabilité est associée à la sienne.
Si la lettre n’est pas de vous, votre cas est plus grave, car venant d’un anarchiste, adressée à un anarchiste, vous seriez alors un intermédiaire et par conséquent un affilié à plus forte raison.
Brunet, auquel j’arrive, est l’un des signataires du manifeste; il y demande de manifester le 1er mai,
parce que, dit-il, c’est là l’occasion de troubles, de violences et de bruit; qu’il est comme « un pêcheur en eau trouble » ; il demande à troubler l’eau. Après le 19 décembre, Brunet continue à aller chez Duprat.
Brunet : Je mange chez moi ; je suis marié.
M. l’avocat général : Alors votre présence chez Duprat ne s’explique plus que par le désir de vous rencontrer avec des compagnons.
La Révolte contient une annonce de conférence faite par les libertaires ; cette conférence sera donnée par Georges Brunet. Il a été arrêté à ce moment là. Il continue, après la loi de 1893, à fréquenter Matha, Ortiz, Emile Henry et autres. Je dis à sa décharge, et je tiens à le dire comme toujours, qu’il paraît être un,excellent père de famille et un ouvrier laborieux ; maintenant, si vous pensez que la détention préventive soit suffisante, nous, toujours trop faibles, espérant que notre pitié aura une heureuse influence et qu’il l’aura pour nous un jour, vous pourrez vous montrer indulgents.
Billon a fait de nombreuses conférences ; il va dans chaque bourgade, voit les compagnons, leur raconte ce qu’on fait â Paris et les endoctrine. Faure faisait des conférences, un groupe se formait et peu après Billon passait encourageant les compagnons. C’est le facteur rural de l’anarchie.
A Fiers on l’arrête comme vagabond. On trouve une lettre sur lui, dans laquelle un compagnon de province lui demande de l’initier « afin qu’il puisse travailler pour la cause dans l’endroit où il se trouve, voulant se tenir à la hauteur de Vaillant et autres, qui, jusqu’au bout de la culbute, ont affirmé et défendu, vaillamment, l’idée pour la réussite de laquelle nous vivons. » Un brouillon de lettre, écrit par Billon, fait connaître qu’ultérieurement à la loi du 18 décembre 1893, il a fait de la propagande de toutes les manières possibles, « jetant la graine à tous les vents ».
Dans la lettre que lui a écrite le compagnon de province on lit encore ceci :
« Tes lettres passeront au feu immédiatement comme je pense que tu feras des miennes. Par ce temps d’imbécillité et de sauvagerie, il faut prendre des précautions.
Maintenant que les camarades sont arrêtés, Bastard et Faure, il faut nous mettre tous à travailler pour la cause sublime. »
Que répond Billon à cette lettre? Il dit qu’il ne la connaît pas et que c’est un policier qui la lui a envoyée.
Cela ne prend pas auprès des jurés parisiens. La police n’aurait pas inventé de faire arrêter en Normandie ce petit bonhomme dont on ne connaissait pas l’adresse, ce n’est pas une lettre de mouchard et de policier et puis vous y avez répondu, le brouillon était dans votre poche écrit de votre main. C’est la réponse textuelle à la lettre. Vous y dites : que vous faites de la propagande avec Cohen et autres amis. Voilà la preuve la plus irréfutable qu’on puisse donner de son affiliation et de l’entente qui existe entre lui et les compagnons.
Chambon, je le retiens dans l’affaire, bien que j’abandonne l’accusation contre Malmeret, qui a entraîné Chambon dans l’anarchie. Malmeret, depuis le 18 décembre, n’a rien fait qui pût le faire condamner.
Chambon a travaillé à Lyon, il est de Valréas ; à Lyon il donne asile aux anarchistes étrangers, puis il part avec Lombard et Malmeret et vient à Paris. Dans une perquisition faite chez lui, on trouve non seulement une lettre de Lombard, mais de plus, quand on l’a arrêté, il a cherché à avaler un papier des plus compromettants.
C’est un appel aux compagnons qu’il pousse, qu’il excite à l’action.
Une lettre de sa maîtresse déclare que toute sa famille est enchantée de le savoir arrêté, parce que tant qu’il sera en prison « il ne jettera pas de bombe ».
Voilà Chambon et l’opinion de sa famille, je vous le livre.
Je passe maintenant à Fénéon, le fin et aigu critique.
Il a eu en sa possession des détonateurs sans motif légitime.
Je ne vois pas de motif légitime de cette détention.
Le seul c’est celui d’un usage professionnel, comme pourrait en avoir le propriétaire d’une mine, qui s’en sert pour son industrie.
La question plus grave est celle de l’association de malfaiteurs. Il connaît Ortiz avec lequel il a fait des armes.
Fénéon : Je dis que j’ai pu rencontrer Ortiz à L’En-dehors.
M. l’avocat général : Nous sommes d’accord sur ce point, ne m’interrompez pas, je vous prie. Mais
Ortiz est venu chez Fénéon, le concierge le reconnaît formellement. Il est venu de 1893; ce n’est plus un lieu public quelconque, c’est son domicile.
Il est lié avec Cohen, qui a écrit cette lettre abominable contre la France, contre l’armée, à l’occasion des funérailles du maréchal de Mac-Mahon. Il a voulu tout étudier de l’anarchie ; il la connaît maintenant, il sait qu’elle peut conduire sur les bancs de la Cour d’Assises. Pour un curieux et un observateur il a dû faire de curieuses études. Il a dû en faire sur l’état d’âme d’Emile Henry, avant son crime, d’Ortiz, cet homme qui se livre au cambriolage depuis deux ans.
Quel était l’état d’âme de Matha, ce voyageur singulier circulant entre Londres et Paris? Quel était son état d’âme, quand au lendemain de l’attentat du Terminus, connaissant quel en était l’auteur, il se trouvait avec Cohen et Matha? Que faisait-il le jour où les amis d’Emile Henry ont été enlever les objets compromettants de son domicile ? Qu’a-t-il pensé quand Matha, lui donnant un souvenir d’Emile Henry, lui laissa ses derniers outils, ses détonateurs et sa fiole de mercure?
Vous, le psychologue, étudiez cela et gardez ces objets, qui compléteront votre collection et vos observations.
Fénéon est entré eu relation avec ces individus par ses relations littéraires, puis il se lie avec Cohen qui reçoit Emile Henry comme un frère ; Cohen présente son frère comme l’auteur de l’attentat de la rue des Bons-Enfants. Psychologue ! ajustez vos bésicles et regardez cet enfant, qui a déjà cinq cadavres sur la conscience.
Voilà comment on est entré en relations avec ces gens, et comme on est un homme d’honneur, on nie et on fait bien. En présence de cette attitude vous verrez si vous ne voulez le condamner que pour détention d’explosifs ; ce n’est qu’un délit qui, avec les circonstances atténuantes, n’entraîne qu’une peine de deux ans de prison. Mais il faut une répression, car ce sont ces littérateurs, ces penseurs qui ont permis aux anarchistes de se croire quelque chose, et de développer leurs idées, leur programme et leur propagande.
M. l’avocat général indique ensuite les raisons pour lesquelles il abandonne l’accusation contre certains autres accusés qui,bien qu’anarchistes avérés, ne paraissent pas avoir suffisamment agi depuis la dernière loi pour tomber sous son application.
Puis abordant les vols d’Abbeville, de Ficquefleur et de Nogent-les-Vierges, il explique d’abord comment leur principal auteur, Ortiz, était affilié à l’anarchie, lié avec ses membres les plus agissants, signataire du manifeste inséré dans la Révolte et fournisseur de l’anarchie.
M. l’avocat général montre les outils dont se servait Ortiz pour accomplir ses vols, une pince-monseigneur démontable en trois morceaux et qu’on insère dans un élégant étui de cuir. Il en est de même d’un ciseau a froid et d’une petite scie à main extrêmement fine et contenue également dans un étui en cuir très soigné.
L’organe du ministère public établit ensuite la participation d’Ortiz aux différents vols qui lui sont reprochés, celle de Chericotti et de Bertani et demande contre eux une condamnation sans circonstances atténuantes.
Il se montre indulgent à l’égard de la femme Milanaccio et de Liégeois et s’en rapporte à la justice du jury en ce qui concerne la fille Cazal, la femme Chericotti, la femme Belotti et son fils.
Il me faut maintenant, Messieurs, répondre par avance à certaines objections de droit que je prévois.
La loi de 1893 a été faite pour s’adapter à l’association que vous avez devant vous telle qu’elle est définie par Jean Grave dans sa brochure. On discutera ce point devant vous, mais votre rôle n’est pas de faire du droit; ce rôle appartient à la Cour de Cassation. Un pourvoi était possible contre l’arrêt ce renvoi, et, devant la Cour, le débat se serait ouvert. Aujourd’hui il ne s’agit plus de droit, mais de faits : On vous dit que l’entente prévue par la loi de 1893 ne vise que l’association de propagandistes par le fait et non les propagandistes par l’idée. M. Flandin, à la Chambre, la dit au cours de la discussion, mais ce n’est là, malgré son autorité, qu’une opinion isolée. Le président de la commission, réfutant cette idée, a déclaré que la commission entendait « atteindre ceux qui se réunissent, pour préparer d’une manière générale une série d’actes indéterminés et le moyen d’accomplir ces actes »; voilà le sens exact de la loi.
M. René Goblet, ancien garde des Sceaux, est intervenu dans la discussion et a accepté cette interprétation, mais avec une restriction : il demande que la résolution d’agir ait été prise pour qu’une poursuite soit possible. Les agissants seuls seraient atteints.
Une loi ne serait pas nécessaire, les textes passés étaient suffisants, ces faits constituant des tentatives ou la complicité. C’est alors que M Clausel de Coussergues, président de la commission, intervient, et l’article est voté, sur l’explication de ce dernier. Mais M. Flandin eût-il eu raison, tous les accusés ne tombaient pas moins sous le coup de la loi. Vous êtes tous des agissants; vous aviez pendant sept ou huit ans consacré vos efforts à l’accomplissement de tous les actes d’Emile Henry, de Vaillant et autres, vous les aidiez de votre argent, avant, après, vous les consoliez comme Faure consolait et encourageait Léauthier dans sa prison.
On vous dira peut-être que la loi de 1894 vous désarme contre ceux-ci :
La loi de 1893 reste debout : je souhaite que ce procès soit le dernier, mais la loi reste entière : vous êtes les maîtres.
J’ai lu, la plume à la main, la brochure de Grave ; j’ai essayé de comprendre l’idée qui s’en dégage ; je n’ai rien vu, il n’y a rien. On a plaidé, dans le premier procès, que l’anarchie avait ses racines aux origines mêmes de l’humanité ; on a cité à l’appui de cette idée Rabelais, Jean-Jacques Rousseau, La Fontaine et bien d’autres qui eussent certainement été très étonnés de l’interprétation donnée à leurs écrits. De tout temps l’homme a compris que, pour vivre en société, il était nécessaire d’édicter et de respecter certaines règles.
Grave lui-même ne peut en disconvenir. Dans cette brochure, si lourde, si indigeste, pour laquelle je n’ai ressenti aucune admiration mais plutôt une certaine fatigue, Grave reconnaît qu’il doit parler de tout, et, en effet, il traite de tout, étudiant tous les organes sociaux avec une assurance, une présomption telle, que personne, au milieu de toutes ces dissertations, n’y peut plus rien comprendre. A la fin, supposant la Révolution faite et l’anarchie établie dans le monde, mettant sa tête dans ses mains, il se demande : «L’humanité, après tout cela, sera-t-elle bien plus heureuse ?»
Il répond : « Je n’en sais rien, mais il faut toutefois essayer ». Et c’est afin de tout désorganiser en vue d’un bonheur extrêmement aléatoire, extrêmement douteux, que, depuis des années, il lance des assassins et des voleurs sur le monde, semant les deuils et les douleurs. Je ne yeux rien ajouter.
Il me faut, avant de terminer, dire un mot de M. d’Esparbès, que vous avez entendu ici. Dans un article, fait d’après les renseignements qu’il avait sollicités, il a pris à partie très vivement Faure. Dans un pareil cas, si le fonctionnaire interrogé ne donne pas les renseignements qu’on lui demande, il est l’objet, de la part du journaliste éconduit, des plus violentes attaques; il est jeté aux gémonies. M. d’Esparbès vient demander des renseignements à M. Puybaraud ; on les lui donne; ils sont tous exacts, du reste, ces faits étaient connus de tous ; l’article paraît bâti sur ces données ; il tourne Faure en ridicule l’appelle saint Sébastien et l’attaque avec la virulence, l’énergie de style, la netteté qui sont le propre du talent de M. d Esparbès.
Voilà à quoi doit se réduire cet incident, voilà tout ce que j’avais à dire pour rétablir exactement les faits.
Je vous ai dit le sort que je vous demandais de faire à chacun des accusés ; je les livre à votre justice et à votre énergie.
J’ai, depuis un an, bien souvent pris la parole dans des affaires d’anarchistes ; j’étais là pour remplir un devoir et, si j’ai eu souvent à l’accomplir, c’est que les anarchistes m’en ont souvent fourni l’occasion.
Dès le premier jour, dès la première poursuite, j’ai dit à vos prédécesseurs de ne se laisser attendrir par aucune pitié, ajoutant que j’avais le grand regret de ne pouvoir amener devant eux ceux qui avaient incité les auteurs des crimes dont ils avaient à connaître.
Aujourd’hui une loi nouvelle nous permet de les atteindre et je suis heureux de pouvoir requérir son application contre les vrais coupables.
A Henry je demandais compte de ses nombreuses victimes et je saluais respectueusement la douleur de sa mère. A vous je vous demande compte de ces mêmes victimes et aussi d’Henry et de la mère d’Henry, des deuils et des douleurs que vos élèves ont causés.
Cette société que vous attaquez si brutalement, elle vous traite avec une singulière bienveillance; elle vous a donné à tous l’instruction et l’éducation et vous a fourni le moyen de gagner honnêtement votre vie.
Henry, Ortiz ont toujours eu du travail ; leurs patrons leur ont toujours témoigné une bienveillance particulière.
De ces jeunes gens vous en avez fait des voleurs et des assassins. Vous êtes des misérables et je demande contre vous toutes les sévérités de la loi.
L’audience est suspendue à trois heures ; elle est reprise à trois heures et demie.
La parole est donnée à Me de Saint-Auban, défenseur de Jean Grave.
La Gazette des tribunaux 10 août 1894