Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Treizième épisode. Une presse à la colonie d’Aiglemont, pour imprimer le Cubilot.
Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.
Au début de l’été 1907, une circulaire est adressée, par les colons d’Aiglemont, à « ceux que notre travail intéresse et qui, depuis plus de quatre ans, ont suivi nos efforts ».1
Il s’agit, une nouvelle fois, de lancer un appel de fonds, car la colonie n’a pas les moyens d’investir : « L’exploitation agricole marche normalement et fournit à la vie des colons, sans toutefois que, même améliorée, elle puisse devenir la source des fonds nécessaires de développement ».
Et Fortuné, lorsque le besoin d’argent se fait sentir, sait devenir lyrique et dresser des perspectives entraînantes : « Notre œuvre communiste n’est socialement intéressante qu’autant qu’elle suit la loi du développement, qui est de grandir et de créer. Il faut, sous peine de stérilité, qu’elle rayonne et, telle la cellule qui se dédouble par voie de cloisonnement, qu’elle donne jour à un groupe nouveau, partie intégrante d’elle-même, mais qui prendra une vie propre, autonome, et deviendra créatrice à son tour… Nous espérons dans un avenir très prochain, être à même d’essaimer enfin et de fonder la sœur de l’Essai… Peut-être l’école pourra-t-elle être entrevue… »
Fortuné ne manque pas de projets à venir, lorsqu’il s’agit de solliciter l’argent des camarades. Pourtant depuis qu’il s’occupe de syndicalisme et du Cubilot, il est moins présent à la colonie qui passe à l’arrière-plan et dont la presse sympathisante ne parle presque plus.
Comment dès lors envisager une telle extension de la colonie au point d’en créer une deuxième ?
En fait il s’agit surtout d’assurer l’indépendance du Cubilot.
La colonie d’Aiglemont a décider d’avoir son imprimerie, probablement pour acquérir son indépendance et ne plus être tributaires d’imprimeurs. Depuis le n°22 du 31 mars 1907, le Cubilot n’est plus imprimé à Nancy. A la fin du journal, il est simplement indiqué : « Imprimerie spéciale du Cubilot », sans que l’on sache qui effectue le travail. A partir du n°322 ou 33, l’intitulé va changer, désormais, la dernière page du journal porte la mention : « Imprimerie de la colonie communiste d’Aiglemont (Ardennes). Travail fait en camaraderie. »
Les colons dans leur circulaire expliquent la genèse de cette acquisition : « Un effort considérable et le crédit que des industriels n’ont pas craint de nous faire, vient de nous mettre à même de commencer la réalisation de cette imprimerie que nous voulions tant installer.
Les caractères sont là : la machine prête à nous être expédiée moyennant l’exécution de certaines conditions de comptant, le moteur est à acheter, différents frais sont encore à faire.
L’imprimerie est destinée, dans notre esprit, à fournir par les bénéfices qu’elle réalisera, les fonds de développement et d’installation de nouveaux groupes, en même temps qu’elle nous permettra de liquider définitivement les quelques dettes qui grèvent la colonie et qui proviennent des installations dernières et des améliorations apportées tant au sol, qu’au matériel.
La création de l’imprimerie avance très rapidement, Le Libertaire du 28 juillet 1907, publie un entrefilet annonçant l’installation comme chose faite, la colonie recherche deux ou trois nouveaux colons « typographes sérieux et capable de s’occuper de la conduite d’une machine en blanc, et au point de vue technique, avoir la compétence nécessaire pour prendre la direction morale de cet important service. »
Un seul, semble-t-il répond à l’appel, il s’agit de Jean Salives mais il ne peut rester que quelques mois. Incorporé, au service militaire, le 6 octobre 1908, il déserta le 3 novembre 1908 de sa caserne de Vendée. Ce fut le début d’une longue insoumission et d’illégalité, d’une vie de vagabond durant laquelle il doit changer de noms et de métiers. Il passe en Belgique, probablement par Aiglemont.
A Aiglemont, la presse Alauzet est installée à côté du bâtiment d’habitation, dans un hangar vitré. Le moteur n’est pas encore arrivé et les colons se relaient pour la faire fonctionner à bras. C’est ainsi qu’est imprimé le n°32 ou 33.
Cette presse est dite « en blanc », car elle n’imprime qu’un côté de la feuille, de grand format, permettant tous les tirages. Elle est complétée par une minerve pour les petits travaux, d’un massicot pour couper le papier, d’un matériel de composition, d’une machine à brocher.
Ce n’est qu’au début de l’année 1908 qu’un moteur à essence de cinq chevaux fait tourner la machine.3
Mais les typographes de profession ne répondent pas avec beaucoup d’empressement aux appels de la colonie. C’est surtout Fortuné qui est typographe. Il a fait seul son apprentissage, ce qui lui permet d’acquérir une certaine habileté.4
Comment la colonie d’Aiglemont réussit-elle à financer l’achat de ce matériel d’imprimerie ? Une phrase de la circulaire diffusée aux amis, apporte peut-être un début d’explication : « le crédit que des industriels n’ont pas craint de nous faire ». Comment des industriels acceptent-ils de faire crédit à un journal clairement anarchiste qui appuie la structuration du syndicalisme révolutionnaire dans les Ardennes et va donc contre leurs intérêts ?
Document archives départementales des Ardennes PERH25 1
La Dépêche des Ardennes apporte un début d’explication, avec comme d’habitude une forme d’exagération pour tout ce qui touche à la colonie, évoquant « la presse si généreusement offerte par M. G. Corneau à l’imprimerie du compagnon Fortuné »5 Le journal évoque la relation existant entre Georges Corneau et Fortuné : « Le propriétaire du Petit ardennais est un patriote plein d’indulgence pour les antimilitaristes, les anarchistes, Fortuné Henry, l’ami de M. Georges Corneau… » Pour la Dépêche des Ardennes6, tout est clair, la colonie d’Aiglemont a bénéficié d’ « une imprimerie donnée par le citoyen millionnaire et radical Georges Corneau, qui n’avait rien à refuser à son ami anarchiste Fortuné Henry. »
Alors, pure affabulation de la part d’un journal de la droite radicale, attaquant un de ses concurrents, le propriétaire du Petit ardennais ?
Les colons d’Aiglemont, pour leur part évoquent un « crédit d’industriels ». Aucun document ne permet de trancher. On peut raisonnablement penser que le journal le Petit ardennais se séparait régulièrement de machines, au sein de son imprimerie et les revendait au prix de l’occasion. Il est possible que Georges Corneau ait accepté de céder aux colons, la presse Alauzet, pour un prix intéressant. Politiquement l’idée n’est pas absurde non plus, les radicaux peuvent y voir un moyen de tailler des croupières au Socialiste ardennais et aux deux députés socialistes, contre lesquels le Cubilot mène campagne.
Siège de la Loge maçonnique La Fraternité, 32 rue de Tivoli à Charleville. Document Terres ardennaises décembre 2006.
Enfin, l’amitié entre Fortuné et Georges Corneau existe bel et bien : tous deux font partie de la Loge maçonnique La Fraternité, située 32 rue de Tivoli à Charleville. Georges Corneau est le vénérable de la loge. Quant à Fortuné, lorsqu’il était en région parisienne, il faisait partie de la Loge Les Rénovateurs de Clichy. Une fois la colonie bien installée, il rejoint tout naturellement la Loge La Fraternité et assiste pour la première fois à ses travaux le 12 février 1905. Mais ce n’est pas un membre très assidu, pour l’année 1905, il n’assiste qu’à deux réunions.
Le 11 mars 1906, « le frère Fortuné Henry fait la définition du socialisme, du collectivisme, du communisme, du communisme libertaire. Il montre les différences entre les diverses écoles, examine les utopies et mettant sa personnalité et ses préférences à part, nous établit un parallèle entre les divers systèmes.
D’unanimes applaudissements couronnent cette charmante et intéressante conférence.
Le vénérable remercie chaudement le frère Henry de la conférence qu’il a donné. »7
Le 12 juillet 1907, « Le vénérable accorde la parole au frère Hénon, pour la lecture de son travail sur la question des rapports entre le capital et le travail. Il préconise la création d’ateliers par les ouvriers versant des cotisations. La discussion est ouverte à laquelle prennent part le frères Corneau et Fortuné.
Sur l’avis du vénérable, il est décidé qu’en attendant la suppression du salariat, qu’une loi régisse la participation aux bénéfices, qui permettra au prolétariat de créer des associations de production. »8
Pour l’année 1907, il est présent trois fois. L’année 1908 ne le voit que deux fois fréquenter la Loge La Fraternité.
Cette adhésion commune à la Fraternité a donc pu être l’occasion d’une relation amicale entre Fortuné Henry et Georges Corneau. Cela a pu faciliter la transaction pour l’achat de la presse Alauzet et du matériel d’imprimerie.
Cette imprimerie semble toutefois avoir eu du mal à devenir pleinement opérationnelle, de juillet à décembre 1907, aucune brochure n’est imprimée. Il faut attendre janvier 1908 pour que sorte une nouvelle brochure9 des « Publications périodiques de la colonie communiste d’Aiglemont » et d’une « Brochure pour les militants. Création d’un service d’édition »10 destinée à promouvoir la diffusion en masse de brochures à prix coûtant et envisageant même l’impression de livres. Projet qui ne se réalisa pas.
Document CIRA de Lausanne. Cliquer ici pour lire la brochure.
Mais l’activité militante de Fortuné Henry, ce mois de juillet 1907, ralentit sa disponibilité pour la mise en marche de l’imprimerie.
Notes :
1 Milieux libres. Quelques essais contemporains de vie communiste en France par G. Narrat 1908, p.156
2 Le n°32 ne se trouvant dans aucune des collections disponibles actuellement.
3 Brochure pour les militants. Création d’un service d’édition. Imprimerie de la Colonie communiste d’Aiglemont
4 Milieux libres. Quelques essais contemporains de vie communiste en France par G. Narrat 1908, p.157 à 159
5 La Dépêche des Ardennes 10 janvier 1908
6 La Dépêche des Ardennes 2 février 1909
7 Archives de la Loge La Fraternité
8 Ibid.
9 Janvion, Émile ; Maupassant, Guy de. — L’École, antichambre de caserne et de sacristie. — Aiglemont : Colonie communiste d’Aiglemont, n°8 1908 (janv.). — 31 p.
10 Création d’un service d’édition / La COLONIE D’AIGLEMONT / Aiglemont (Ardennes) [France] : Imprimerie de la Colonie communiste sans date mais probablement janvier 1908, puisque annonçant la brochure n°8
A lire : Les premiers pas de la loge maçonnique La Fraternité à l’Orient de Charleville (1880-1900) par Marc Génin. Terres ardennaises décembre 2006
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