Le Matin 13 août 1894. Gallica.
Interrogatoires des accusés.
Avant l’interrogatoire, M. l’avocat général Bulot requiert, conformément aux dispositions de la loi du 29 juillet 1894, l’interdiction de la publication des interrogatoires de Jean Grave et Sébastien Faure.
Me de Saint-Auban, au nom de tous les accusés, combat ces réquisitions.
Le procès est grave, dit-il, il roule sur des matières inconnues du jury et du public. Il ne s’agit pas de gens qui vont lancer des proclamations mais qui viennent se défendre. Je crois qu’on peut compter sur l’énergie et la loyauté de tout le monde ici.
Voulez-vous laisser croire que la pensée, alors qu’elle n’est qu’une pensée juridique, n’a pu sortir de la salle d’audience ? Je vous supplie de ne pas prononcer cette interdiction.
La Cour, faisant droit aux réquisitions de M. l’avocat général, prononce l’interdiction de la publication des interrogatoires de Jean Grave et de Sébastien Faure.
On procède à l’interrogatoire des accusés.
Jean Grave et Sébastien Faure sont interrogés les premiers.
L’audience est suspendue à trois heures et demie.
Elle est reprise à quatre heures moins le quart.
INTERROGATOIRE DE LEDOT
D. Vous avez été plusieurs fois condamné.
—R. Oui, Monsieur le président.
D. Vous êtes accusé d‘avoir participé à l’entente anarchiste.
— R. Pardon ,je voudrais avant tout connaître le texte de la loi en vertu duquel je suis poursuivi.
Personne ne me l’a encore lu.
M. le président donne lecture des articles visés par l’acte d’accusation.
D. Vous avez écrit des articles dans la Révolte et remplacé Jean Grave à ce journal.
— R. C’est pour cela qu’on me poursuit? Quand on a arrêté Grave je l’ai remplacé. On l’arrêtait pour infraction à la loi de 1881 sur la presse, je l’ai remplacé , et à ce moment on ne m’a jamais parlé des poursuites qu’on dirige contre moi, j’étais loin de les prévoir.
D. Ce sont les articles de la Révolte qui établissent votre entente avec les accusés. Vous faites appel à la violence.
— R. Est-ce signé par moi ?
D. Non, mais vous êtes le directeur du journal.
— R. Mais légalement le gérant est seul responsable. Je suis enchanté qu’on ne le poursuive pas, mais pourquoi me poursuit-on ?
D. A cause des articles parus lors de votre direction dans le journal. Vous y faites des communications et insérez des correspondances qui constituent une entente. Vous y prêchez la violence.
— R. Nous savions que de nouvelles violences allaient avoir lieu pour donner le change à la police.
D. On vous accuse aussi d’avoir organisé des souscriptions pour la propagande révolutionnaire.
— R. C’est exact. J’en ai consacré le produit au journal, d’autant plus que nous avions moins de ressources que jamais; l’administration nous volait nos lettres et le montant de nos souscriptions.
Faure : La Cour a décidé que mon interrogatoire et celui de Grave ne seraient pas publiés, mais la liberté a été laissée de reproduire ceux des autres accusés.
Nous avons intérêt à ce que l’interdiction s’étende à tous. Il convient que le public soit informé exactement de tout ce qui se passera ici. A côté des théoriciens, des philosophes, il y a certains hommes qui, à tort ou à raison, sont poursuivis pour des faits de droit commun qui pourraient jeter un certain discrédit sur les autres accusés. Il y a intérêt à ce que les interrogatoires relatifs à ces faits ne soient pas seuls publiés.
M. l’avocat général : L’interdiction ne peut avoir lieu qu’à la requête du ministère public. Je ne demanderai cette interdiction à la Cour que si je considère qu’il y a quelque danger à publier certains interrogatoires.
Les théoriciens pourront toutefois parler comme les autres.
Me de Saint-Auban : Il s’agit de ne pas donner aux uns un avantage qu’on refuse aux autres, nous demandons que le silence soit imposé à tous ou à personne.
M.le président : Aucune réquisition n’a été prise : la Cour ne peut prononcer l’interdiction.
INTERROGATOIRE DE CHATEL
D. Vous êtes devenu gérant de l’En Dehors et avez été condamne pour outrage aux bonnes moeurs par la voie de la presse.
— R. A ce moment le journal était purement littéraire.
D. Vous avez été secrétaire de la Revue Anarchiste et la Revue Libertaire.
— R. L’un des secrétaires. Je n’ai jamais fait le service de la Révolte ; elle a disparu après l’arrestation de Ledot. J’ajoute que je suis un anarchiste irréductiblement rebelle à toute entente,
a toute association.
D. Nous savons ce qu’il faut entendre par cet individualisme.
— R. Jamais je n’ai commis de provocation d’aucune sorte.
D. Mais on vous appelle compagnon.
— R. On peut être anarchiste sans être le compagnon d’un autre. Je suis individualiste. J’allais dans les groupes avant d’être un anarchiste, alors que j’étais un… imbécile. Je suis moi, je suis Chatel et voilà tout.
D.Vos articles n’expriment pas toujours ces pensées. Vous poétisez les actes des anarchistes.
— R. Je puis trouver beau un fruit vénéneux.
M. le président lit plusieurs articles de Chatel, écrits en style décadent.
— R. Dans la revue, j’ai inséré des articles de tous genres. C’était mon amour pour l’individualisme qui me faisait ainsi accepter tous ces articles, exprimant des idées très différentes.
M. le président lit un nouvel article concernant Emile Henry.
— R. Tout cela est embrouillardé. Je discute, j’observe les actes. Je dis que Henry a agi avec courage, mais on peut le dire de tout malfaiteur.
D. Vous alliez vous rendre en Belgique pour faire de la propagande quand on vous a arrêté. Une lettre d’Aguelli le dit, il y parle de « bonne propagande » parmi les compagnons.
— R. Aguelli sait mal le français, il a pu employer inexactement ces mots; mais je n’ai jamais fait de propagande. On ne me reproche que de la propagande par la plume Alors je ne tombe que sous l’application de la loi sur la presse.
D. Mais vous pouviez commettre en même temps un fait d’affiliation tombant sous l’application de la loi de 1893.
— R. Jamais je n’ai été mêlé a aucune propagande active.
INTERROGATOIRE D’AGUELLI
D. Vous étiez logé chez M. Bertrand et vous habitiez avec Chatel. On a trouvé une lettre où votre correspondant s’étonne de la disparition de la Révolte. Il y parle de reprendre la publication de ce journal en Belgique et vous demandez au correspondant de ne dire ni son nom ni son adresse.
— R. Cette lettre ne m’était pas adressée.
D. A qui était-elle adressée ?
— R. A une personne que je ne veux pas nommer. Elle m’a été adressée par la poste.
D. C’est une erreur, le texte indique que c’est un compagnon qui l’a apportée lui-même?
— R. Cette lettre est venue par la poste; elle en contenait une autre à moi adressée personnellement.
D. On a trouvé le brouillon de la réponse adressée à une dame de Bruxelles. Vous y répondez à une question qui y était posée, c’est donc bien à vous qu’elle était écrite.
— R. C’est une réponse à la lettre à moi personnellement adressée.
D. Comment cette lettre était-elle restée entre vos mains, si elle n’était pas pour vous ?
— R. Cette lettre n’était pas pour moi.
Chatel : Il s’agissait d’un article qu’on devait insérer. Il était du comte de Larmandie. Les lettres de
Belgique n’étaient pas adressées à moi.
M. le président : Non pas, mais à Aguelli.
INTERROGATOIRE DE BASTARD
D. Vous avez été condamné?
— R. J’étais garçon boucher. On ne me donnait pas à manger, et j’ai pris un bifteck. J’ai été condamné à six jours de prison.
D. Vous avez changé de nom ?
— R. J’avais été inquiété comme anarchiste et, ne pouvant trouver de travail, j’ai pris un autre nom. J’ai été à Nancy et à Varangéville, où j’ai été embauché dans la soudière en construction, non sur la demande de Paul Reclus, qui y était ingénieur, mais sur les ordres de M. Pagelle.
Je ne connaissais pas Paul Reclus à ce moment.
C’est seulement après qu’il m’a connu.
D. Vous avez connu Pauwels ?
— R. Sans doute ; mais ce n’est pas de cela qu’on m’accuse.
Me Lagasse : Mes confrères et moi nous en sommes encore à savoir quelle est l’accusation.
— R. J’ai rencontré Pauwels et j’ai habité chez lui à Varangéville, puis dès que j’ai pu j’ai logé chez moi.
D. Vous faisiez alors de la propagande anarchiste sous la direction de Paul Reclus. Vous distribuiez des brochures, des journaux.
— R. Qui le prouve ?
D. Vous niez, c’est bien. Vous receviez une lettre des plus violentes. « De la propagande ! y disait-on, nous en crèverons et la bourgeoisie aussi. » Vous faisiez donc de la propagande.
— R. Je n’ai jamais reçu cette lettre, je ne la connais pas. Un policier peut m’écrire et me compromettre. Je ne connais pas cette lettre. Elle a été saisie chez Paul Reclus et pas chez moi.
D. Vous avez parlé dans nombre de réunions publiques
— R. En avais-je le droit ?
D. Sans doute; mais pas de faire l’apologie de crimes.
— R. Ai-je été poursuivi pour cela?
D. Un de vos camarades de Londres vous écrit et vous envoie des souhaits de la part des « copains » et souhaite le succès de la cause; au moment où on vous arrête vous déclarez : « Cette fois-ci je monterai la butte de Monte-à-Regret, j’embrasserai la veuve ». —
— R. Je n’ai jamais tenu ce propos d’escarpe, jamais je n’ai commis de crime qui pût l’expliquer.
INTERROGATOIRE DE PAUL BERNARD.
D. Vous habitiez Barcelone ? Vous avez fait des conférences ?
—R. Je n’ai fait qu’obéir à ma conscience sans que cela ait aucun rapport avec la poursuite
actuelle.
D. C’était Sébastien Faure qui présidait.
Faure : Jamais.
D. Ça n’a pas d’importance.
Faure : Aucun des faits qu’on relève n’a d’importance, et cependant nous sommes ici.
D. (à Paul Bernard) : Vous avez été condamné à la suite de réunions publiques.
— R. C’est exact.
D. Vous avez été impliqué dans les poursuites lors de l’explosion de Barcelone.
— R. J’ai été arrêté sans être jamais interrogé, puis on m’a relâché.
D. Vous étiez en rapports constants avec Vaillant.
— R. Je l’ai connu, c’est vrai.
D. Sébastien Faure vous a remis les lettres de Vaillant pour en faire argent.
— R. J’ai été chargé de porter ces autographes au Musée Grévin où on en prenait une photographie contre la remise d’une certaine somme. Je voulais venir ainsi en aide à la fille de Vaillant.
INTERROGATOIRE DE BRUNET
D. Vous avez fait partie d’une série de groupes, la Ligue des anti-propriétaires notamment.
— R. Aucun n’a jamais existé.
D. On vous reproche des violences de langage dans des réunions nombreuses.
— R. Je suis anarchiste, mais je condamne le vol; je suis partisan des chambres syndicales, mais je réprouve toute violence, c’est ainsi que je suis anarchiste.
D. Vous alliez souvent chez Duprat.
— R. La salle était tellement petite que très peu de gens pouvaient y tenir, c’était un restaurant où on chantait des chansons qui n’avaient rien d’anarchiste.
D. Vous êtes allé à une réunion du Père Peinard avec Emile Henry.
— R. Moi, je suis partisan de la Révolution mais sans violence.
Me Morel : Je désirerais que Brunet fasse connaître comment étaient organisées ces réunions.
L’accusé : En général quelques amis organisaient à leurs frais une réunion, faisaient imprimer des affiches, et j’ai vu mon nom souvent sur ces affiches, alors que je n’avais jamais permis de l’y inscrire.
INTERROGATOIRE DE BILLON
D. Vous avez été clerc d’huissier, puis ouvrier typographe et ensuite vous avez fait une tournée de
conférences anarchistes, dans l’Ouest.
— B. Je cherchais du travail.
D. Vous aviez un cahier où étaient consignées vos impressions. Vous y dites que vous faisiez de la propagande anarchiste.
— R. Je peux écrire ce qui me plaît, qu’on me prouve celle propagande.
D. On a trouvé sur vous une lettre d’un camarade vous demandant de le mettre en rapport avec Brunet afin d’agir comme Vaillant. Il vous demande de l’initier « afin qu’il puisse travailler pour la cause dans l’endroit où il se trouve, voulant se tenir à la hauteur de Vaillant et autres qui, jusqu’au bout de la culbute, ont affirmé et défendu vaillamment l’idée pour la réussite de laquelle nous vivons. »
— R. Cette lettre est d’un agent provocateur.
D. Vous y répondez cependant.
— R. Cette réponse n’a pas été envoyée, je l’ai écrite pour ma satisfaction personnelle.
INTERROGATOIRE DE SOUBRIER
D. Vous étiez à Decazeville lors du meurtre de M. Watrin.
Me Crémieux : Mon client n’a jamais été pour rien dans ce meurtre et je m’étonne de voir rappeler ce souvenir.
D. On a trouvé chez vous des notes compromettantes relatives aux réunions anarchistes du Cercle
international.
—R. Elles émanent d’agents provocateurs. Je ne savais pas les avoir.
M° Crémieux : Cela est antérieur à la loi de 1893.
M. le président : On vous reproche d’assister aux réunions anarchistes.
INTERROGATOIRE DE DARESSY
D. Vous avez répandu des brochures anarchistes et provoqué des souscriptions ?
— R. Très peu, une fois.
D. On vous reproche d’avoir reçu un pli contenant des dessins de bombes et d’explosifs, à une adresse inexacte c’est vrai, mais à votre nom.
— R. Je ne sais pas de qui cela vient. Elle a été saisie à la Poste. Jamais je n’ai été à aucune réunion anarchiste.
D. Vous centralisiez les correspondances anarchistes?
-
R. Jamais.
INTERROGATOIRE DE TRAMCOURT
D. Vous avez été condamné.
— R. Oui, Monsieur.
D. On a trouvé chez vous une lettre qui établit votre affiliation à l’anarchie.
— R. C’est vrai, mais elle venait d’un de mes camarade de Londres nommé Baudin.
D. Votre correspondant vous y dit que « la guerre est déclarée ». Il vous demande de communiquer sa lettre à son oncle, un autre anarchiste, et de lui dire « qu’il est plus résolu qu’avant ».
— R. Je ne connais pas cet oncle. Je n’ai jamais été à aucune réunion publique d’aucun genre. La lettre vient d’un nommé Baudin que j’ai connu à Londres. Ceci ne constitue pas une entente.
INTERROGATOIRE DE CHAMBON
D. Vous avez habité rue Boileau et rue Meslay. Pourquoi ces deux logements?
— R. J’étais sans travail et j’ai cherché à faire de la gravure, c’est pour cela que j’ai loué un petit cabinet rue Boileau. J’y ai logé un graveur nommé Calame.
D. C’était un anarchiste. Du reste vous étiez là avec Lombard, autre anarchiste dangereux.
—R. J’ai été lié avec Lombard, j’ai été arrêté avec lui, nous avons dû revenir à Paris, puis il est allé à Londres et m’a écrit ce qu’il faisait.
D. Lors de votre arrestation vous avez essayé d’avaler une lettre très compromettante, contenant un appel aux camarades de l’anarchie et les incitant à la violence. C’est écrit par vous.
— R. Je l’ai copiée mais ne me rappelle pas où.
D. Vous avez voulu faire disparaître ce papier.
— R. Je craignais qu’on ne l’interprétât mal, comme cela s’est passé.
D. On a trouvé, en outre, deux écrits très violents faisant l’apologie du crime d’Emile Henry et un autre intitulé: « Recette culinaire », annonçant la publication d’un manuel pour la confection des explosifs.
— R. Cela a été copié comme l’autre document.
Me Kinou : Chambon était le secrétaire de Lombard c’étaient donc évidemment des écrits de Lombard.
D. Vous donnez une indication utile à la Cour
(à l’accusé) : D’où viennent ces écrits de Lombard ?
— R. Je ne me le rappelle pas.
D. Vous avez reçu une lettre d’une femme.
— R. J’étais en prison à ce moment.
D. On vous accuse d’entente anarchiste ?
— R. Je ne connais personne à Paris et je ne me suis jamais occupé d’anarchie.
INTERROGATOIRE DE MALMERET
D. Vous avez répandu des brochures et fait des conférences à Valréas.
— R. J’ai été discuter une idée dans un café, comme beaucoup d’ouvriers.
D. Vous n’avez pas songé à fonder un groupe d’études ?
— R. Non pas. J’ai pris part à des discussions où venaient des bourgeois.
D. N’avez-vous pas éduqué Chambon ?
— R. Je ne suis pas responsable de ceux qui acceptent mes idées.
D. Vous êtes resté en relations avec lui ?
— R. Non pas. J’ai rompu lorsque je l’ai vu en rapport avec Lombard et que j’ai craint d’être inquiété.
D. On trouve des correspondances compromettantes pour vous.
— R. C’était un ami que j’ai connu jeune et qui m’écrivait ; cela ne peut constituer une entente.
D. On vous appelle le Terrible, dans ces lettres.
— R. Je dis souvent : « C’est terrible ! » quand je suis contrarié, et alors de là ce surnom qui n’a rien de terrible.
D. Vous avec continué vos relations anarchistes depuis 1893.
— R. Du tout. Je n’ai jamais continué à correspondre qu’avec Lombard.
L’audience est levée à six heures et renvoyée à demain, à onze heures, pour les autres interrogatoires.
La Gazette des tribunaux 6 et 7 août 1894