LES ARRESTATIONS D’ANARCHISTES
Du jour où les anarchistes, qui jusqu’alors s’étaient contentés de la propagande par la parole, sont entrés nettement dans la voie de la « propagande par le fait », avec le vol de Soisy-sous-Etiolles et les explosions qui ont épouvanté Paris, le gouvernement, de son coté, s’est préparé à la défense et a pris ses mesures pour prévenir le retour de semblables attentats.
L’enquête, ouverte concurremment par la Sûreté générale et le contrôle de la Préfecture de police, a fait connaître que, nullement rebutés par les arrestations opérées et les poursuites déjà engagées, les anarchistes se remuaient, avaient de fréquents conciliabules en vue d’un mouvement prochain.
A la suite de cette enquête, on a dressé une liste de soixante-six « compagnons » désignés comme les chefs ou tout au moins les promoteurs de ce mouvement, et des mandats d’arrêt ont été lancés contre eux par MM. les juges d’instruction Atthalin, Dopffer et Anquetil. Ces mandats sont basés sur les articles 365 et suivants du Code pénal, visant les associations de malfaiteurs et édictant contre ceux qui font partie de ces associations la peine des travaux forcés à temps.
On a procédé comme pour les opérations précédentes, c’est-à-dire que M. Lozé, préfet de police, a convoqué jeudi soir dans son cabinet cinquante commissaires de police. Les convocations, remises individuellement entre six et sept heures, prescrivaient aux magistrats de se rendre à la Préfecture par la porta en face du Parvis Notre-Dame, entre minuit et minuit et demi.
Ces cinquante commissaires étaient MM. Cochefert et Touny, des délégations judiciaires; Allard, Aragon, Archer, Benezech, Bernard, Bureau, de Bullemont, de Buschères, Brissaud, Brongnard, Cazaneuve, Creneau, Cartier, de Chauvigny, Dhers, Dresch, Delamarre, Douçot, Duponnois, Duranton, Dupouy , Evrard, Garnot, Guillaud, Gilles, Girard, Gronfier, Hamon, Lagaillarde, Lanet, Leygonie, Labat, Lawail, Lasselves, Lefébure, Lejeune, Massard, Mouquin, Martin, Poète, Porée, Percha, Rolly de Balnègre, Schnerb, Siadous, Trobert, Toquenne, Vérillon.
Les commissaires, reçus par M. Auger, officier de paix de la première brigade de recherches, étaient conduits dans une salle, au dessus du Laboratoire municipal, et où étaient réunis MM. Lozé, Laurent, secrétaire général; Viguié, chef du cabinet ; Cavart, chef adjoint, et Baube, chef du premier bureau.
Le préfet a distribué les mandats, en donnant à chacun des instructions spéciales. Cinquante-trois arrestations ont été opérées. Voici les noms d’un certain nombre des anarchistes arrêtés :
A Paris : Renaud, 113, rue de Ménilmontant. – Pouget, directeur (ou, pour donner le titre qu’il prend), délégué à la rédaction du Père Peinard, l’organe anarchiste, 24, rue Véron. – Leboucher, 75 bis, boulevard de La Villette, orateur très connu des réunions. – Cabot, imprimeur des brochures anarchistes, 33, rue des Trois-Bornes. – Riçois, 204, rue Saint-Antoine. – Duprat, marchand de vin, chez lequel se réunissaient des compagnons, 6, rue Joquelet. – Couchot, 28, boulevard Sébastopol, – J.-B. Gilles, 9, rue Vic-d’Azir. – Marie Constant, 19, rue Maître-Albert. Brunet, 71, rue Louis-Blanc. – Fauvet, 24, rue Ramey. – Letellier, 15, rue Beaunier. – Massendorf, 47, rue de Tanger. – Paul Moucherot, 24, rue Charlemagne. – Beaudoin, 54, rue du Faubourg-du-Temple. – Ch. Laurens, 26, rue des Envierges. – Constant Martin, 3, rue Joquelet. – Caratoni, 3, Cour de la Métairie (92, rue de Belleville). – Cottée, 5, rue d’Ormesson. – Louiche, 253, boulevard Péreire. – Gaillet, passage de la Reuss (98, faubourg du Temple). – Mireaux, 5, rue de Montreuil. – Delassalle, 22, avenue d’Orléans. – Cuisse, 7, rue Rhumkorff. – François Brunel, 34, rue Serpente. – Adolphe Moucheraud, 43, boulevard Saint-Germain.- Galland, cité de la Mairie, à Montmartre.
A Saint-Denis : Dutaillon, J.-B. Broeyks, Ernest Broeyks, Brille, Kilchenstein, Heurteaux, Segard, Boutteville et Salis.
A Saint-Ouen : Gallo père, Gallo fils, hommes de peine ; Pernin, Ouin, rue Vergnaud, Borneix, plombier; Chaumann, puisatier; Ternin, mécanicien..
A Levallois : Hébert, Marchand, Collet.
A Clichy : Henri Ferrière, 6, boulevard National.
A Choisy-le-Roi : V.-L. Rabouin, P.-P. Rabouin.
A Argenteuil : Colombin, rue Nationale; Sinet, cultivateur, initié par sa maîtresse, la femme Cretté ; Petitdidier, peintre à Sannois, secrétaire du groupe d’Argenteuil.
D’après les papiers trouvés chez eux, les anarchistes d’Argenteuil avaient l’intention de faire sauter pour le 1er mai la mairie, l’église et le commissariat de police.
Les arrestations ont été faites par M. Chrétien, procureur de la République de Versailles, Geoffroy, juge d’instruction, et Barsanty, commissaire de police.
En même temps qu’il arrêtait Ferrière, à Clichy, M. Massard avait à procéder à des perquisitions chez deux anarchistes qu’il a trouvés déménagés et dont on n’a pas pu ou voulu lui donner la nouvelle adresse. De même M. Routier de Bullemont avait été envoyé dans deux domiciles fictifs où les individus qu’il avait à arrêter ne venaient que de temps en temps chercher leurs lettres.
A Saint-Denis l’arrestation de Heurteaux, rue du Canal, a été assez difficultueuse. Quand le commissaire de police s’est présenté chez lui à cinq heures, accompagné de deux agents, Heurteaux a protesté d’abord contre l’heure matinale;
– Vous n’avez pas le droit, s’est-il écrié, de pénétrer dans un domicile avant six heures du matin !
Le commissaire lui ayant fait remarquer que l’heure légale du lever du soleil était à 4 h. 58, Heurteaux a alors exigé d’abord l’écharpe et ensuite la médaille. Quand on lui a eu donné satisfaction, il a répliqué :
– Maintenant je refuse de vous suivre. Employez la force si vous voulez.
Il a fallu, en effet, engager une vive lutte pour le maîtriser. Il poussait des cris, appelant à son secours les voisins et les ouvriers de l’usine dans laquelle il travaille. On a dû l’attacher et, pendant qu’on l’emmenait, il n’a cessé de crier : « Vive l’anarchie ! »
On a trouvé chez lui une foule de journaux, de brochures, des manuscrits, etc.
Après interrogatoires, on a relâché à Paris Constant Martin et, à Argenteuil, le peintre Petitdidier.
Une perquisition a été faite également dans les bureaux du journal le Révolté, 140, rue Mouffetard. Le gérant Grave a été arrêté, mais pour paiement d’une amende à laquelle il avait été condamné il y a un an.
L’anarchiste Léveillé, qu’on n’avait pas trouvé chez lui hier matin, a été découvert dans la soirée entre Clichy et Puteaux. Arrêté et conduit au commissariat de Puteaux, il a été, après interrogatoire, conduit au Dépôt.
D’autres arrestations ont dû avoir heu la nuit dernière et ce matin.
Le Figaro 23 avril 1892