Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Douzième épisode. Le Cubilot et Taffet corrigent Domelier le rédacteur en chef de la Dépêche des Ardennes
Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.
Document Archives départementales des Ardennes. PERH320 1. Collection privée Philippe Decobert. Cliquer ici pour lire le journal en entier.
Le Cubilot du n°27 du 9 juin 1907, publie une lettre ouverte à Henri Domelier :
« A Monsieur Domelier,
Nous suivons avec un vif intérêt la lutte engagée à Revin entre le Syndicat ouvrier et le Syndicat patronal. A cet effet, nous appuyant sur le vieil adage : « Qui n’entend qu’un son de cloche n’ouït qu’un son », nous lisons impartialement tous les journaux qui polémiquent sur le grève revinoise : entre autres : la Dépêche des Ardennes (organe des patrons).
Nous n’entendons pas entreprendre en ces lignes une discussion de partis. Nous laissons ce soin à des plumes plus autorisées que la nôtre ; mais décidé à combattre le Mensonge et l’Hypocrisie partout où nous les rencontrerons ; écœuré par les insultes de la Dépêche ; révolté par ses calomnies ; dégoûté par toutes les ordures que Domelier tire de la poubelle patronale pour les jeter à la face d’ouvriers sincères et honnêtes, nous voulons une bonne fois lui fourrer le nez dans son « caca ».
Depuis le début de la grève le leader patronal ardennais n’a pas modifié sa tactique. Tout comme Deibler1 il a pour devise : « Tête coupée, corps mort » et voilà pourquoi il tente par tous les moyens de déprécier dans l’estime générale ceux qui ont organisé le mouvement actuel. Voilà pourquoi il sème le mensonge, dénature les actes de Lefèvre et de Liégeois, fausse leurs paroles, crie, rage, tempête, geint, sanglote, grimace, gesticule, [illisible] et bave.Voilà pourquoi dans la Dépêche des Ardennes du 2 juin, il appelle toutes les colères sur la tête de Lefèvre en apprenant aux syndiqués de Revin que leur secrétaire « a trouvé le moyen de faire revenir ses enfants pour la conférence Taffet ; qu’il en a profité pour réunir une vingtaine de camarades en un plantureux banquet où l’on but et mangea ferme, etc… ».
O Domelier ! Pauvre type ! Qu’es aco ?
Oui les enfants de Lefèvre sont allés à Revin ; mais leurs frais de voyage furent payés par leurs « parents adoptifs » de Mohon et non par leur père comme vous l’insinuez. Sur ce point je veux bien vous concéder que vous avez failli par ignorance. Mais vous mentez sciemment lorsque vous parlez de « banquet » (?) Vous mentez encore lorsque vous affirmer que Lefèvre a réuni autour de sa table une vingtaine de camarades, à moins toutefois que vous n’estimiez que les cinq hommes que nous étions valent quatre fois plus que cinq hommes de votre trempe.
De votre part cette appréciation serait peut-être quelque peu flatteuse pour nous, mais nous ne croyons pas que ce fut là votre pensée…
Si vous pensez, Domelier, que vos arguments agissent sur la masse, vous ne vous trompez pas. Ils agissent… mais dans un sens contraire à votre goût. Devant vos attaques frappées au coin de la calomnie, nous tenons à déclarer ici que toute notre sympathie est acquise aux humbles et que lorsque notre vieille société aura arraché de son cœur ces vers qui la rongent : « Intérêt personnel » – « Ambition politique » nous saurons choisir notre poste sur le champ de bataille social. Le jour où deux camps bien distincts seront en présence : d’un côté les Exploiteurs barricadés derrière leurs coffre-forts, de l’autre les Exploités, les petits, les faibles, les souffreteux, c’est de côté-ci de la barricade que nous combattrons.
Un convive du fameux banquet. »
Les bureaux du journal La Dépêche des Ardennes, place Carnot
Cette attaque en règle du Cubilot ne reste pas sans effet concret, le 10 juin 1907, vers 16 h 30, une vingtaine de personnes parmi lesquelles se trouve Taffet se présentent aux bureaux du journal La Dépêche des Ardennes, place Carnot, intiment l’ordre à Domelier, rédacteur en chef du journal de cesser la campagne qu’il mène en faveur des patrons contre les grévistes de Revin.
Domelier répondant négativement, le groupe le menace, ainsi qu’Ablitzer, un rédacteur du journal et promet de revenir le lendemain à 2.000 si le journal contient un article concernant la grève.
La riposte ne se fait pas attendre, dès le 11 juin, le quotidien réplique dans un article intitulé « Les apaches de Revin à la Dépêche des Ardennes » : « Les apaches revinois n’ont pas tardé à mettre à exécution les menaces qu’ils adressent chaque jour à notre rédacteur en chef. Hier à 4h45 du soir, une vingtaine d’anarchistes, sous la conduite de Taffet, secrétaire de l’Union syndicale de la métallurgie, qui habite Mohon, ont fait irruption dans nos bureaux et l’un d’eux a sommé M. Domelier d’avoir à cesser la campagne qu’il mène contre les agitateurs de la CGT.
Sur le refus de ce dernier, les énergumènes proférèrent des menaces de mort contre lui, disant : « Nous te ferons ton affaire, nous aurons ta peau, nous te crèverons, nous ferons sauter ta boîte. Si demain, il y a un article dans la Dépêche, nous reviendront non à 20, mais à 2.000, pour démolir ta baraque et t’empêcher de reprendre le train de Sedan. » Quant à Taffet, il n’était pas le dernier à proférer ces menaces ; il ajouta même, au moment où notre rédacteur en chef faisait téléphoner à la police : « Tu peux appeler la police si tu veux, nous nous en foutons, et le dire au parquet par dessus le marché ».
M. Domelier, aidé de M. Ablitzer, eut toutes les peines à se dégager de cette bande de brutes et à les expulser de nos bureaux. Ils forcèrent même la porte du corridor, malgré la résistance opposée par la rédaction de la Dépêche. Nos rédacteurs reçurent à cette occasion de nombreux coups de pieds dans le ventre.
Lorsqu’ils furent dehors, ils proférèrent longtemps encore, sur la place Carnot, des menaces de mort contre M. Domelier.
Le rôle de Taffet est clair. C’est un anarchiste de Mohon, conduisant les revinois, donc se sont les meneurs qui sont les plus coupables dans les violences exercées contre les honnêtes gens.
Nous avions raison lorsqu’au sujet de l’attentat à la dynamite contre l’habitation de M. Faure, nous dévoilions la conduite des agitateurs.
Plainte à été déposée pour violation de domicile, menaces de mort et voies de fait.
De plus nous tenons à prévenir ceux qui voudraient s’attaquer à nous, qu’en cas d’agression, nous trouvant en état de légitime défense, nous ferons usage de nos armes ».
Le 18 juin 1907, dans une réunion tenue à la salle des Écoles de Revin, Taffet recommande aux grévistes de faire une manifestation bruyante : « Il ne faut pas rester les mains dans les poches », il faut faire comme il a fait à Domelier : celui-ci a reçu « un coup de poing dans la panse et il a encore le nombril tout meurtri. » Taffet aurait déclaré aux grévistes qu’il féliciterait l’ouvrier qui plongerait un poignard dans le cœur d’un patron 2. Parlant de l’armée, il aurait dit qu’il fallait cogner sur les gendarmes et persuader les soldats à mettre la crosse en l’air.
A 9 h 30 à la sortie de la réunion, une manifestation s’organise, des cailloux sont lancés dans les fenêtres des usines ou maisons particulières des employeurs. Il y a pour une centaine de francs de dégâts.3
Le même jour une réunion se déroule à Charleville, dans la salle de la Manufacture, 300 personnes y assistent, au premier rang se trouvent les colons d’Aiglemont, avec quelques femmes et des grévistes de Revin qui résident actuelle à Charleville.
Une fois le bureau formé, Blanchard prend la parole pour fustiger la rédaction de la Dépêche des Ardennes à cause de sa campagne menée contre la CGT. 4
Document Archives départementales des Ardennes. PERH320 1. Collection privée Philippe Decobert. Cliquer ici pour lire le journal en entier.
Le Cubilot n°28 du 23 juin 1907, n’est évidemment pas en reste et poursuit la polémique avec Domelier, dans un article probablement écrit par Fortuné Henry : « Domelier défenseur du Capital en général et du Coffre-Faure5 (orthographe nouvelle) en particulier, Domelier qui anathématise les moyens qu’emploient les révolutionnaires pour essayer de corriger notre vieille garce de Société, exalte ces mêmes moyens au profit du patronat.
Contre l’ouvrier, il préconise l’action directe et le « sabotage des individus ». Il rêve du jour où, sonnant la curée à la tête de la meute patronale, il pourra à son aise et sans risques aucuns « saboter » figures, poitrines et ventres prolétariens.
Il le dit, il l’écrit ; il le rabâche ; il n’entend pas que l’ouvrier emploie les mêmes armes contre le veau d’or.
D’une autre plume que la sienne, cette violence rapporterait à son auteur un « billet de faveur » pour la cour d’assises et quelques années d’emprisonnement : témoin le cas tout récent de Bousquet, de Lévy, de Marck et d’Yvetot.
Mais Domelier n’appartient pas à la Confédération Générale du Travail ; Domelier n’est pas révolutionnaire ; Domelier est un « paisible » bourgeois, « ami de l’ordre » et la Loi, bourgeoise de naissance et bonne fille, se contraindra, se torturera elle-même plutôt que de frapper un enfant de sa mère : « la Bourgeoisie » ! »6.
Le Cubilot remet en cause le courage physique de Domelier : « Hélas cette belle bravoure n’était que fanfaronnade ; cette audace dantonesque n’était que bluff !
Le jour même où Domelier lançait en preux chevalier (Zut : ça rime) son défi collectif aux travailleurs de Revin, il se plaignait d’avoir été, de leur part, victime d’une agression qu’il qualifiait d’inqualifiable et en avisait le parquet. A l’heure actuelle, il se lamente encore sur son nombril que chatouilla un peu rudement un brodequin trop agile et maudit les poings qui ecchymosèrent son faciès.
Ah ! Quoi. Il demande des coups ; on lui en donna et il n’est pas content ! »
Les esprits sont échauffés après autant de jours de grève à Revin, Taffet, Lefèvre et Liégeois lancent un appel à la solidarité, dans le Cubilot au nom de l’Union des syndicats des Ardennes et du Comité de grève : « Les patrons des Ardennes ont assuré les industriels de Revin de toute leur solidarité ; c’est ainsi qu’ils viennent de congédier les quelques camarades grévistes qui avaient réussi à se faire embaucher dans leurs ateliers ; leur but est donc bien défini, abattre le syndicat ouvrier et acculer la population à la famine. »
Taffet dans l’article « Pour la liberté » fait le point sur la situation à Revin : « Des manifestations ont lieu très souvent et naturellement les cognes en profitent pour faire des procès. Deux malheureux ouvriers viennent d’être condamnés à plusieurs jours de prison. L’on espère par cet acte arbitraire scandaleux intimider les grévistes.
La troupe garde les usines, les châteaux et des patrouilles sillonnent nuit et jour les rues de Revin, si paisibles en temps de paix ; ce n’est plus la charmante cité industrielle d’alors, c’est un véritable camp retranché que l’empereur Clémenceau a fait installer dans la région pour obéir aux injonctions du patronat. » Mais l’organisation des grévistes ne faiblit pas, les distributions continuent et ils sont décidés à continuer la résistance jusqu’au bout.
La Poste, à l’angle de la rue Victoire Cousin, siège de l’Union des syndicats, et de la place Carnot, siège de la Dépêche des Ardennes.
D’ailleurs l’organisation syndicale se renforce, le siège social de l’Union des syndicats se situe désormais à Charleville, 8 rue Victoire Cousin. Une permanence s’y tient pour tous renseignements concernant les lois ouvrières, loi sur les accidents, conseil de prud’hommes, placement gratuit.
Pour la Dépêche des Ardennes s’en est trop : « le triste sujet, qui dans le journal de son compagnon Fortuné Henry, approuve et recommande les violences contre la Dépêche, s’est fait louer, rue Victoire Cousin, au n°8, une remise qu’il a transformé en permanence… Comme cela Taffet pourra, à quelques mètres de la Dépêche, grouper ses apaches et les ruer sur nos bureaux. Déjà les trottoirs de la rue Victoire Cousin sont peuplés d’individus à mines patibulaires, qu’il ne serait pas agréable de rencontrer au coin d’un bois. »7
Le mouvement syndical n’est pas le seul à bien se porter, le Cubilot annonce également que deux groupes libertaires tiennent réunions : celui de Mohon au café Français et celui d’Aiglemont à la colonie le dimanche 30 juin à 15 h 30. A l’ordre du jour de ce dernier : « Propagande à faire par le journal et la brochure ». En effet depuis que le journal n’est plus imprimé à Nancy, chaque numéro porte la mention « Imprimerie spéciale du Cubilot » sans préciser où se trouve cette imprimerie.
Cela annonce une complète réorganisation.
Notes :
1 Deibler, le préposé à la guillotine
2 Archives nationales F7 15968. Rapport de gendarmerie 20 juin 1907
3 Le Petit ardennais 23 juin 1907
4 La Dépêche des Ardennes 20 juin 1907
5 Allusion à l’industriel Faure de Revin dont la maison a été dynamitée.
6 Le Cubilot n°28 23 juin 1907
7 La Dépêche des Ardennes 25 juin 1907
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