Le grand jour de l’audience produit bien souvent l’effet de la piqûre d’épingle dans la baudruche d’un ballon subitement dégonflé.
Il y a juste un mois, il fut beaucoup parlé des exploits de la « Ligue des déménageurs ». Les membres de la « Société des Egaux, révolutionnaires anti-propriétaires » avaient agité tout Montmartre, en déménageant à la cloche de bois une locataire de la maison numéro 38 rue des Abbesses. Mais ce n’était que le commencement d’une campagne des anarchistes contre l’institution bourgeoise de la perception du terme.
Il nous a donc fallu hier, assister aux débats de l’affaire de la rue des Abbesses : ils nous ont retenu à la dixième chambre jusqu’à une heure indue, et vraiment, surtout par ce temps de vacances judiciaires, cela nous a paru dur.
Non comprise la déménagée, une fille Delacour, ils étaient là, dans le banc des prévenus, sept soi-disant anarchistes, pauvres hères qui n’appelaient pas tant de réclame.
Le 18 juillet, une voiture à bras était amenée devant le numéro 38 de la rue des Abbesses : une bande de déménageurs se précipitait à travers l’escalier et, en dépit du concierge, enlevait les meubles, saisis par autorité de justice, de la locataire. Le concierge, plus ou moins battu dans la bagarre, appelait la police. On rattrapait les meubles et, du coup, on fourrait tout ce monde au poste.
C’est à ce sujet que comparaissaient hier, devant le tribunal correctionnel, sous la prévention de tentative de détournement d’objets saisis, ou de complicité de ce délit, et, par surcroît, pour quelques uns, de coups et blessures sur la personne du concierge et des agents, d’abord la fille Delacour, puis les nommés Jules Leroux, Lucien Bécu, Jean Couchot, Louis Thérion, Mathias Laumesfelt, Laurent Ansiaux, Pierre Dufour, journaliers, tailleurs, coloristes, et même artiste-peintre, profession du dernier nommé, qu’il faut tirer hors de pair avec Jean Couchot.
Celui-ci est le seul qui ait revendiqué hautement le titre d’anarchiste. Il a voulu se défendre lui-même et, avec des accents qui partaient du nez, il nous a, pendant près d’une heure d’horloge, ressassé les vieilles rengaines qui n’ont même plus cours dans les réunions publiques.
Il nous a fallu entendre développer l’aphorisme incompris de Proud’hon : « La propriété, c’est le vol», et autres nouveautés de ce genre.
Quand la patience de M. le président Barithelon s’est trouvée épuisée, l’éloquence de Couchot a pris fin. Il parlerait encore si le magistrat ne l’eût sagement interrompu dans ses divagations.
Mais que venait faire là l’artiste peintre Dufour, dit Paterne Berrichon ? Se recommandant de gens honorables et certainement fourvoyé dans cet étrange milieu, le prévenu cherchait visiblement à se séparer de ses douteux compagnons.
Pendant la durée de sa détention préventive, Pierre Dufour a adressé à M. Dopffer, juge d’Instruction, plusieurs lettres. Ces écrits sont peut être ce qu’il y a de plus curieux dans l’affaire :
Enfin, écrivait Dufour, après avoir énuméré ses correspondants les plus haut placés, tout ce qui est bien au fait et dans le mouvement artistique connaît mon nom. J’ai été biographié, critiqué, imprimé dans nombre de revues et de journaux. Ne vous étonnez pas qu’avec cela je sois pauvre comme mes coreligionnaires et maîtres , Villiers de L’Isle Adam et Verlaine, deux écrivains de génie, mourant de misère, n’ayant fait comme eux que de l’art pur, de l’Art pour l’Art.
Il paraît que tout d’abord M. Pierre Dufour avait caché son nom et il ajoutait :
« Vous comprendrez maintenant le sentiment qui m’a fait faire la maladresse de vous cacher un peu mon état civil : l’humiliation d’être su mêlé à une affaire ridicule, dans mon pays — et me pardonnerez. sur tout d’être pauvre, que me vaut mon refus d’être roseau sous le vent de vie qui me brise.
Avec l’honneur de mon très profond respect, je vous prie d’agréer, monsieur le juge d’Instruction, pour votre album, en souvenir de moi, le court poème inclus, inédit, puisque je l’achève. »
Et voici ce « concept » de poésie décadente :
FLEUR ATRE
L’ordre Misère au front nous crache
Vitreux crachats, gluants et noirs,
Corrodant l’Homme sous leur tache.
Elle aplatit les plus bravaches Avec ses mornes laminoirs.
L’ordre Misère au front nous crache Les tumultes des Désespoirs.
La conscience — qu’on le sache —
Est vague dans la Faim des soirs
Sans toit. Or, l’oubli des devoirs A la dignité nous arracbe :
L’ordre Misère au front nous crache.
Après plaidoiries de Mes Pierre, Lagasse et Viardot, le tribunal a acquitté Pierre Dufour ; il a également acquitté Leroux, Bécu, Thérion, Laumesfelt, Ansiaux, la preuve n’étant pas établie contre eux qu’ils eussent connaissance de leur coopération à un enlèvement de meubles saisis.
La fille Delacour a été condamnée à un mois de prison; Jean Couchot s’est entendu condamner à quatre mois de la même peine. « Merci pour l’anarchie ! » a murmuré le grand maître et probablement l’unique membre de la Société des antipropriétaires, fort content, en somme, de s’en tirer à si bon compte.
Le XIXe Siècle 19 août 1887