Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Septième épisode. Le Cubilot s’oppose au corporatisme des syndicats de métiers dans la jeune CGT.

Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.

Le numéro 16 du Cubilot paraît le 5 janvier 1907. Le journal polémique avec le Socialiste ardennais, à propos de l’augmentation de l’indemnité parlementaire que viennent de s’octroyer les députés. Le Cubilot en profite pour critiquer vertement les syndicats « honoraires » et squelettiques qui adhèrent à la Fédération socialiste et dont la méthode consiste à ne faire presque que de « l’action électorale ». « Le Cubilot est un journal Syndicaliste » qui défend le point de vue de l’Union des syndicats des Ardennes.

Document Archives départementales des Ardennes. PERH320 1. Collection privée Philippe Decobert. Cliquer ici pour lire le journal.

S’adressant directement à Charles Boutet, Fortuné Henry lui répond : « Dans vos Propos Ardennais, vous vous êtes livré à des reproches injustifiés, à des attaques inutiles, et à des insinuations plus que malveillantes, puisqu’elles consisteraient à me faire dire qu’il est indispensable de mettre le feu aux châteaux et de casser la figure aux patrons… Comme syndicaliste, je sais ce qu’il faut faire en temps de grève, sans que vous me poussiez, je ne sais pas si c’est de bonne foi, à tomber par des explications inutiles, sous le coup des lois scélérates.

Chacun, au point de vue de l’action directe, à la droit de faire ce qu’il lui plaît, sans avoir à rendre des comptes à ceux qui ont la prétention d’être des manitous du parti des travailleurs…

Nous le déclarons à nouveau, nous ne faisons pas de politique, mais nous nous défendons contre ceux qui en vivent et que nous prenons la main dans nos poches, comme nous avons pris les représentants du peuple s’allouant 15.000 francs. »

Document Archives départementales des Ardennes. PERH320 1. Collection privée Philippe Decobert. Cliquer ici pour lire le journal.

Le 19 janvier paraît le numéro 17 du Cubilot. Il comprend un seul article notable, une réponse d’E. Dantès (pseudonyme) à Merrheim à propos de son article publié dans le numéro précédent sur l’état du syndicalisme dans les Ardennes.

Le 2 février 1907 sort le n°18 du Cubilot. On y apprend qu’une grève victorieuse de 48 heures s’est déroulée à la fonderie Martin à Revin. L’employeur voulait baisser le tarif de fabrication des gaufriers, sous prétexte des frais nécessités par un nouvel outillage. A la suite de la dernière entrevue avec la patron, celui s’engage à annuler la baisse de salaire et à réembaucher un ouvrier congédié.. De son côté la Dépêche des Ardennes annonce que la grève est générale à l’usine Martin : « Cette décision a été prise à la suite d’une réunion des membres du syndicat métallurgique dans laquelle le citoyen F. Henry, de la colonie d’Aiglemont à pris la parole. »1

A Monthermé, à la Société des forges de Laval-Dieu dépendant du Comptoir de Lonwy, une augmentation de salaire est refusée à une équipe de cisailleurs qui donne à la direction un délai de 48 heures pour réfléchir, avant d’engager une grève. En réponse la direction veut mettre en lock-out le laminoir dépendant de cette équipe. Le 21 janvier 1907, toute l’usine est déserte en quelques minutes et 350 ouvriers se rendent à la réunion avec les responsables qui cèdent presque aussitôt.

Le 21 janvier, à l’assemblée générale des métallurgistes de Mohon, Jean Prolo (Fortuné Henry) fait une causerie sur le syndicalisme et l’action directe.

Le syndicat de Mohon émet le vœu qu’un congrès régional de toutes les organisations syndicales des Ardennes ait lieu dans un délai très bref et que « ces groupements se réunissent dans la grande famille qu’est la Confédération Générale du Travail. »

Dans un article intitulé « Aveu nécessaire », Alphonse Taffet, le secrétaire des métallurgistes de Mohon revient sur les divisions entre syndicats de métiers qui par manque de concertation sont la cause d’échecs de certaines grèves : « Nous avons eu le regret en 1906 à Charleville de constater qu’une grève des mouleurs de la Maison Demangel a échoué faute de cohésion des forces syndicales de la ville. En effet dans cette Maison, il y avait des camarades travaillant cependant les métaux, mais ayant un emploi différent, les uns étaient adhérents au syndicat métallurgiste et d’autres au syndicat des mouleurs qui étaient en conflit. Si tous ces salariés exploités de la même façon eussent été groupés dans une organisation unique, les divergences de vue qui ont surgi au dernier moment n’eussent pas eu lieu et au lieu d’une défaite, c’eut été la victoire assurée des forces syndicales. »

Taffet considère que si l’union des Fédérations de métiers dans une Fédération d’industrie (la métallurgie pour les Ardennes) ne peut se faire au niveau national, il faut dès à présent l’organiser au niveau régional (les Ardennes).

Le 30 janvier 1907, le Cercle d’études sociales de Revin (groupe socialiste) organise une réunion publique dans la salle de l’hôtel de ville, au premier étage. Renaudely tient une conférence pendant 1h30, expliquant que seul le socialisme intégral est capable de mettre fin à la lutte des classes. Fortuné Henry lui pose ensuite plusieurs questions. « Renaudel répond d’ailleurs victorieusement » 2selon le Socialiste ardennais.

La conférence permet à Fortuné de critiquer les « lois dites ouvrières ; il montre le ministère radical mettant ses baïonnettes au service du patronat violant ouvertement la loi sur le repos hebdomadaire ; il refait l’historique de la grève d’Hennebont où les travailleurs endurèrent la faim et les provocations des forces soldatesques et policières dans, qu’au parlement, aucune protestation s’élevât sur les bancs socialistes ; il fustige de main de maître le charlatanisme des Briand, des Viviani, des Millerand, foulant aux pieds tout engagement et toute pudeur pour se hausser au pinacle ministériel. » Le même jour M. Hendrick, directeur de l’usine Porcher à Revin, renvoie un émailleur syndiqué. La grève est votée à 109 voix contre 53. Une réunion a lieu à la mairie entre le directeur de l’usine et les représentants du syndicat. Le directeur acceptant de reprendre l’ouvrier licencié, la grève cesse.4

Le 16 février 1907, paraît le numéro 19 du Cubilot. Sur 5 colonnes en première page est annoncé le premier congrès de L’union des syndicats des Ardennes. Il doit se tenir à Mohon les 14 et 15 avril 1907 à la salle Lamblot. Tout ce qui concerne l’organisation et la participation au Congrès doit être adressé à Alphonse Taffet, à Mohon.

L’Union des syndicats des Ardennes, dans son appel au congrès fait un bilan en demi-teinte de l’histoire syndicale des Ardennes : « Les Ardennes furent peut-être la région où le syndicalisme il y a quinze ou vingt ans se révéla le plus puissant ; elles ont été depuis, parce que trop ardemment mêlées aux luttes politiques, épuisées lentement sur ce terrain économique et elles sont en partie à orienter vers les nouveaux organismes que les dernières années ont obligé le parti du travail à constituer. »

L’une des tâches du futur congrès sera de réaliser au niveau des Ardennes, une fusion des syndicats de métiers dans une fédération d’industrie, pour pallier aux divisions et économiser des dépenses de permanents, dans les Fédérations nationales de métiers. Cela pourra permettre de développer un syndicalisme puissant et de masse avec des cotisations assez faibles pour ne pas être un obstacle à l’adhésion. Cette option du syndicalisme de masse pouvant aller jusqu’à une certaine forme d’intimidation à l’égard des non syndiqués, considérés comme des renégats et à qui il est donné un délai pour se syndiquer ( à l’exemple du syndicat des mouleurs de Revin enjoignant aux 22 non syndiqués sur 1.000 que compte la localité de payer leur cotisations avant le 1er janvier 19075)

Un dialogue s’engage dans le journal entre militants syndicaux sur les questions qui seront discutées au congrès de Mohon. Sous le pseudonyme de « Plume rouge » (pourrait-il s’agir de Théophile Sauvage ?) un métallurgiste de Monthermé, signe une tribune intitulée « Pour l’unité ». Il relève des difficultés à surmonter concernant l’unité des syndicats de métiers dans les fédérations d’industrie : « Dans le syndicat des mouleurs de Monthermé on va jusqu’à déclarer la chose impossible, tandis qu’à côté nous voyons le syndicat de Revin se déclarer par la voix de son secrétaire, prêt à faire de suite son adhésion. Pourquoi cette contradiction ? ». « Plume rouge » en conclut que le syndicat de Monthermé n’a sans doute pas assez étudié cette question et qu’il faudra le faire avant le congrès de Mohon.

Lefèvre des mouleurs de Revin, se prononce lui aussi pour la fusion des trois syndicats de métiers dans une fédération d’industrie de la métallurgie : « ces trois groupements se gênent entre eux dans les conflits par leurs différentes façons de comprendre la lutte. ». Il souligne : « à la reconstitution de notre syndicat en 1904, pour bien marquer notre désir de voir faire un bloc de la métallurgie, nous avions pris la décision d’entrer à l’Union des métallurgistes.

Mais la Fédération des mouleurs apprenant cela, fit reprendre les pourparlers suspendus, concernant une entente entre les deux Fédérations (métallurgistes et mouleurs) qui aboutirent et si j’en crois les renseignements qui m’ont été fournis, fut par la suite au désavantage de la métallurgie mais nous forçaient à entrer aux mouleurs.

Nous essayâmes bien de dissoudre nos syndicats et d’en reconstituer un seul qui prendrait le nom de « Union des métallurgistes de Revin » ce qui permettrait de tourner la décision prise entre les deux Fédérations et par ce moyen d’entrer à l’Union des métallurgistes de France. Nous en fûmes empêchés par certaines petites questions personnelles, par cet esprit de corps que Taffet et moi nous signalons et par un petit vœu qui venait du haut, force nous fut donc d’entrer aux mouleurs.

Nous fîmes tout notre possible pour faire comprendre nos idées aux syndicats de notre corporation, mais toujours nous avons rencontré quelqu’un pour nous fermer la bouche ou couvrir notre voix : après le congrès de Bordeaux dans lequel nous pensions trouver quelques remèdes, voyant que les choses restaient au même état, que des décisions prises n’étaient même pas respectées, nous décidâmes de frapper un grand coup, de faire un acte d’action directe en démissionnant de notre Fédération. Nous avons pensé que notre retrait aurait une certaine répercussion, que des questions seraient posées aux administrateurs et qu’une discussion claire pourrait surgir.

Naïfs que nous étions, nous avions compté sans le silence qui serait fait sur notre cas, on en rendit bien compte au conseil fédéral sous une forme plus ou moins sous-entendue, on nous montra comme autocrates, un de profondis, le plus fort syndicat de la Fédération était enterré. »

Taffet dans sa tribune intitulée « La question se pose » donne une précision importante concernant l’organisation du prochain congrès de Mohon : « En ce moment on organise un congrès dans la région, de tous les syndicats de l’industrie métallurgique des Ardennes, ceci pour faire l’unité dans le département ». Ce premier congrès de l’Union des syndicats des Ardennes ne serait donc pas un congrès de tous les syndicats mais uniquement de tous ceux de la métallurgie ? Le textile sedanais ou rethélois, la brosserie ou toutes les autres industries ne seraient donc pas concernées ? Il y a ambiguïté sue cette question. L’un des principaux organisateurs du congrès en mettant l’accent sur les questions internes à la métallurgie ne va sans doute pas motiver d’autres branches à participer à ce premier congrès.

Taffet expose les pratiques corporatistes qui existent dans la jeune CGT, au niveau des Fédérations de métiers et qui causent un tort considérable à l’action syndicale et à l’implantation dans la métallurgie des Ardennes, industrie largement prédominante mais où le syndicalisme de métiers est une notion dépassée.

« La Fédération des mécaniciens de France, tout d’abord, n’a donné et n’est susceptible de donner que peu de chose, si ce n’est une sinécure, un rond de cuir, en somme un rouage inutile. Ce mode d’organisation a fait son temps, d’un esprit étroit, arriéré, démodé et quelque peu égoïste. Il est grand temps, sous peine d’inaction, de l’envoyer se refondre au creuset de la Métallurgie d’où elle sortit en 1900.

Elle renferme aujourd’hui 54 syndicats qui, isolés, ont peu de force. La tactique réformiste du secrétaire fédéral Coupat, membre du conseil dit supérieur du Travail, ne peut en aucune façon être une tactique de lutte de classes. Il importe que les militants de chacune des organisations adhérentes à la dite Fédération, disent si oui ou non ils sont partisans de cet état de choses et de cette tactique qui n’a rien de révolutionnaire.

Nous attendons leurs aveux ?

La Fédération des mouleurs de France a fait preuve déjà de son désir de fusionner avec la Métallurgie. Mais nous avons là le compte-rendu de l’entrevue que eut lieu entre les délégués de la Métallurgie d’une part et les délégués des Mouleurs de l’autre, on pourrait croire que l’entente qui en est résultée fut faite pour diviser dans les milieux ouvriers, les travailleurs ayant des emplois différents.

Je suis cependant certain que du côté de la Métallurgie, il y avait le plus grand esprit de conciliation et de fusionnement, pourquoi n’eut pas lieu cette fusion ?

C’est l’entêtement des délégués des Mouleurs qui en fut la cause.

La Fédération des mouleurs compte environ 80 syndicats. La tactique est tout autre que celle des Mécaniciens et j’ose espérer qu’aujourd’hui, à côté des Mouleurs il serait facile d’arriver à un bon résultat.

En tout cas, je demande à tous les militants des Syndicats des Mouleurs, s’il ne serait pas avantageux pour nous tous, salariés, d’être unis dans une seule et puissante organisation et de faire disparaître les querelles intestines crées par un esprit de corps que nous ont inculqué les fédérations respectives.

La Fédération des Ouvriers métallurgistes de France fut fondée en 1890, elle est la plus ancienne et la plus forte, elle compte aujourd’hui dans son sein 175 syndicats et non des moindres. Elle est en outre animée du plus grand esprit révolutionnaire, l’intransigeance y est connue, et on peut dire sans crainte d’être démenti qu’elle est la seule qui ait eu à supporter autant de grèves et autant d’attaques. »

L’origine travailliste6 du syndicalisme dans les Ardennes, avait conduit à une forme de dévitalisation au profit de l’action électorale. Mais la situation dans les débuts du 20e siècle avec des syndicats de métiers divisés, tout en étant rattachés à la CGT n’est guère brillante et ce n’est que grâce à l’énergie de Fortuné Henry et de quelques syndicalistes des Ardennes s’exprimant dans le Cubilot qu’une nouvelle forme d’action et d’organisation va émerger.

Document CIRA de Lausanne. Cliquer ici pour lire la brochure.

Mais ce mois de février 1907 est aussi un rappel de souvenirs récents et douloureux pour Fortuné : la sortie du n°7 des Publications périodiques de la colonie communiste d’Aiglemont : Documents d’histoire. Cette brochure comprend plusieurs textes : Les déclarations de Ravachol, d’Emile Henry, une autographe d’E. Henry et dernières pensées.

Bien qu’il ait renoncé à faire l’apologie de la propagande par le fait, on peut considérer ces documents comme un devoir de mémoire.

Notes :

1 La Dépêche des Ardennes 26 janvier 1907

2 Le Socialiste ardennais 2 février 1907

3 Historique du mouvement ouvrier à Revin par Tinel, p. 31

4 Le Petit ardennais 2 février 1907

5 Voir le texte du syndicat des mouleurs reproduit en document.

6 Travaillisme : forme de socialisme reposant sur une alliance entre syndicats et parti dans une même organisation sur le mode anglais.

Documents :

Tournée de Merrheim dans les Ardennes

Je viens de faire une tournée de quinze jours dans les Ardennes.

J’ai visité et fait des réunions à Charleville, Mohon, Monthermé, Vivier au Court, Revin, Fromelennes, Vireux-Wallerand, Fumay, Couvin (Belgique), Château-Regnault, Braux, Thilay, etc…

J’ai pu reconstituer quelques organisations, mais je rapporte des Ardennes une impression plutôt pénible.

Je passe sur les divisions politiques d’un ordre tout particulier. Cependant, je tiens à dire quelques mots sur la situation économique, ayant à cœur de faire connaître ce que, là-bas, on répète journellement et, si possible, mettre fin à une situation périlleuse, démoralisante pour les militants de cette région.

En y allant, je m’étais imaginé que les camarades des Ardennes, travaillés depuis si longtemps par la propagande socialiste, devaient avoir une conscience fortement éclairée et agissante sur le terrain économique.

Aussi, quelle désillusion profonde n’ai-je pas éprouvé d’y rencontrer une grande inertie, une immense inconscience !

A part Revin, Mohon, Flize, Monthermé, où les travailleurs, dans les Syndicats, principalement les militants, mènent vigoureusement la lutte sur le terrain économique, partout ailleurs, je n’ai rencontré que des squelettes d’organisations, – et encore quand il y avait squelette – dans lesquelles les travailleurs divisés s’entre-déchiraient au plus grand profit de leurs exploiteurs.

Chose douloureuse à dire, ces divisions n’existent pas sur les questions de principe, mais sur de misérables et mesquines questions de personnalité.

Pendant ce temps, l’exploitation de la femme travaillant dans les boulonneries, dans certaines localités, dépasse tout ce que l’on peut imaginer.

Se livrant à un travail pénible, pour des salaires de famine, le patronat a, de plus, par un système de prime, habilement combiné, excité leur convoitise pécuniaire et les a amenées à faire, malgré la loi, des treize et quatorze heures de travail par jour.

Des faits identiques se rencontrent, pour les hommes, dans la métallurgie et chez les mouleurs, travaillant cependant presque tous côte à côte dans le même atelier, pour le même patron ou la même société anonyme.

De cette excitation au gain calculée, de l’orgueil développé chez eux par la hiérarchie corporative que certains s’obstinent à vouloir, malgré l’incessant développement du machinisme, maintenir parmi eux, naissent de perpétuelles querelles aggravant les divisions, augmentant la méfiance chez les uns et chez les autres.

Ces divisions s’accentuent encore, grâce aux sentiments quelque peu localistes, régionalistes même, que, dans un but de suprématie, d’intérêt politique, d’aucuns entretiennent savamment parmi eux.

C’est cet entrechoquement journalier qui augmente l’état d’esprit de défiance naturelle de la masse des travailleurs ardennais, paralyse, accule les meilleurs militants à l’inaction et finit par les plonger dans la torpeur la plus profonde et la plus regrettable.

Répercussion inévitable, la masse devenue sceptique – parce que bernée politiquement – déserte les organisations syndicales, se replie en elle-même méfiante, en arrive à combattre par elle-même les Fédérations nationales de métiers, telle celle des mouleurs et bientôt, si nous n’y prenons garde, la Fédération d’industrie de la métallurgie, et – qui sait ? – demain la Confédération Générale du Travail.

Cet état de chose est à la veille de tuer chez les travailleurs ardennais tout sentiment de solidarité.

Voilà ce que constatent la plupart des militants syndicalistes ardennais – admirateurs passionnés de la propagande faite, jadis par Jean-Baptiste Clément.

Nous avons eu, me disaient-ils, 24.000 syndiqués dans les Ardennes, nous n’en avons plus qu’environ 2.000.

A mesure que disparaissaient les organisations syndicales les salaires diminuaient !

Ils ajoutaient mélancoliquement :

« Vous autres, organisations centrales, allez-vous prendre la responsabilité jusqu’au bout de cette situation ?… »

Ce qu’il nous manque surtout, maintenant dans les Ardennes, c’est de l’agitation économique. Ce qu’il faut ? C’est faire disparaître la méfiance qui existe dans le sein de la masse et ramener la confiance parmi nous, qui sommes si pleins de lassitude.

La méfiance de nos camarades vient de nos divisions corporatives ; les Syndicats leur donnent trop souvent le spectacle de ces tiraillements de métier à métier similaire, dans lesquels ils trouvent un prétexte pour ne pas se syndiquer.

Certes, elle vient beaucoup aussi de ceux en qui nous avions mis toute notre confiance, qui nous ont dupés et, aujourd’hui, se retournent contre nous.

Nous nous demandons, alors où nous allons et, plutôt que de courir au devant de nouvelles déceptions, nous n’agissons plus.

Oui ! Il n’est que trop vrai que notre lassitude vient de ce que nous n’avons plus confiance en rien ni à personne.

Il nous restait un seul moyen de ramener l’union, c’était de grouper, dans toutes les localités, les travailleurs en une seule organisation à condition qu’elle n’adhère qu’à une seule Fédération.

Vous êtes venus nous opposer un refus, sous prétexte d’une entente. De sorte que nous pouvons croire que cette entente a été faite contre nous. En tout cas, c’est pour nous le prolongement de nos divisions en attendant notre disparition. »

D’aucuns penseront, diront même que j’exagère ? … C’est pourquoi j’en appelle aux camarades des Ardennes et ceux qui veulent réagir et qui, après m’avoir dit cela, ajoutaient : « Si vous continuez à maintenir hors de vos rangs nos organisations – par conséquent une masse de travailleurs – qui voudraient voir se réaliser, par en haut, l’unification que nous n’arrivons, malheureusement pas, à faire par en bas, ce sera vous autres, votre entêtement qui achèvera la désorganisation des Ardennes .

Vous rendrez pour longtemps toute organisation et action économique impossible, vous développerez la méfiance, existant seulement à l’état latent, contre les Fédérations nationales que l’on rendra responsables.

Reste à savoir si vous êtes disposés à prendre cette lourde responsabilité, car la question qui se pose, que nous posons à la Métallurgie et qu’elle doit résoudre à bref délai, est celle-ci : Ou vous prendrez en bloc tous les travailleurs de la Métallurgie des Ardennes, ou – dans un temps plus ou moins long – vous les perdrez tous ! »

A cet effet, je crois savoir que l’Union des Syndicats des Ardennes, au mois de mars ou avril 1907, a l’intention d’organiser un Congrès régional de toutes les organisations économiques ardennaises.

La question sera posée par quelques-uns, sous la forme que j’indique plus haut et le Congrès aura à prendre une décision.

Je ne dissimule pas – c’est mon sentiment personnel basé sur ce que j’ai vu et entendu – que cette décision a neuf chance sur dix de nous être défavorable.

D’autant plus défavorable que cet état d’esprit ne peut aller qu’en s’accentuant par suite de l’isolement volontaire de la plupart des Syndicats de leurs Fédérations nationales et ce, pour les raisons indiquées plus haut.

Il est donc urgent qu’une décision ferme soit prise par l’Union fédérale, si nous ne voulons pas les perdre tous.

Notre devoir et notre but étant de grouper, de plus en plus, tous les travailleurs, ainsi bien nationalement qu’internationalement, pouvons-nous repousser ceux qui font appel à nous et qui s’appuient pour faire leur adhésion, sur le principe, la base même, la raison d’être de l’Union fédérale ?

Il faut donc que nous prenions rapidement une décision.

Les camarades des Ardennes m’ont demandé de poser la question : c’est fait.

A mon tour, je leur demande de répéter franchement, loyalement ce qu’ils m’ont dit dans l’Ouvrier Métallurgiste.

Ils ont le devoir de le faire de préciser leur pensée, de dire, une fois pour toutes, ce qu’ils veulent faire.

Entre le respect d’une convention et la mort – syndicalement parlant – de toute une région, aucun militant ne saurait hésiter.

Je suis de ceux qui disent que nous devons être pour la vie.

A Merrheim.

Secrétaire de la Fédération de la Métallurgie

Le Cubilot n°16 du 5 janvier 1907

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Revin

Le Syndicat des Mouleurs et parties similaires aux non-syndiqués.

Notre syndicat s’est réuni en assemblée générale extraordinaire, le 11 décembre, en vue de prendre une résolution ferme vis-à-vis des non syndiqués.

Après avoir constaté que ceux-ci sont au nombre de 22 sur 1.000 mouleurs que compte Revin, et qu’ils travaillent tous à la fonderie Mauguières-Béroudiaux, que, d’autre part les quelques adhérents en retard dans le paiement de leurs cotisations travaillent également dans cette fonderie, a décidé de lancer un dernier appel.

En conséquence, tous les non syndiqués, tous ceux qui ont fait partie de notre syndicat à ses débuts, et qui, pour une cause quelconque, se sont retirés, tous ceux qui, par négligence, se sont laissé mettre en retard dans leurs cotisations, sont invités à reprendre leur place dans notre groupement avant le 1er janvier 1907.

Il n’est pas admissible que des hommes obligés de travailler pour vivre se tiennent en dehors de l’organisation ouvrière, il n’y a plus d’excuses à faire valoir.

Depuis trois ans, notre syndicat a donné des preuves de sa bonne administration en même temps qu’il s’efforçait toujours d’aplanir les plus grandes difficultés avec le plus de justice possible.

Il n’est pas admissible que des ouvriers, si haut placés soient-ils sur un des degrés de l’échelle prolétarienne, se désintéressent de la vie, du mouvement qui, se fait autour d’eux.

Tout ceux qui, pour une cause quelconque, se refusent à ouvrir les yeux sur la situation de notre syndicat, sur les résultats acquis, ne pourraient être que regardés comme des renégats par leurs compagnons de travail et traités comme tels. Ce ne serait pas sans regret que nous nous verrions dans l’obligation de recourir à cette mesure, mais après mûre réflexion et considérant que c’est en vue du bien-être de notre classe, nous l’appliquerions avec fermeté.

Nous désirons que l’année 1907 s’ouvre sans aucun nuage de dissentiment entre les membres de notre corporation ; nous voulons que les plus faibles d’entre nous n’hésitent pas à demander aide et protection aux plus forts, sachant qu’ils rencontreront toujours une main fraternelle pour les secourir.

Nous voulons tous les ouvriers au syndicat, car c’est dans son sein que l’on apprend à se connaître, à s’entraider.

Nous voulons plus de solidarité, plus de fraternité.

Voilà à quoi nous vous convions pour le 1er janvier, avec la certitude que c’est sans hésitation que vous répondrez à notre appel.

Pour le Syndicat et par ordre,

Le secrétaire : L. Lefèvre.

Le Cubilot n°15 du 22 décembre 1906

Repris par la Dépêche des Ardennes 7 janvier 1907

Nota : les numéros 18 et 19 du Cubilot seront insérés ultérieurement dans cet épisode.

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