Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Deuxième épisode. La colonie d’Aiglemont, centre de propagande par les brochures et le journal Le Cubilot.

Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.
En ce début d’année 1906, on peut constater un véritable changement d’orientation pour l’Essai. Certes l’expérience collective continue mais Fortuné y consacre beaucoup moins de temps, c’est à la propagande par l’écrit qu’il consacre l’essentiel de son activité, laissant les colons vivre leur vie (et y exerçant probablement moins une autorité dont il ne peut se départir, même si elle est contraire à l’esprit libertaire).
Au mois de février 1906 paraît le premier numéro d’une série de brochures intitulée Publications périodiques de la colonie communiste d’Aiglemont (Ardennes).
Dans la préface, la colonie expose les objectifs qui l’ont amené à publier ces opuscules : « Les idées libertaires sont peu connues ou faussées à dessin par ceux contre lesquels nous luttons et dont l’égoïste intérêt maintient l’erreur et l’ignorance au prix des pires mensonges.
La série de publications que nous commençons aujourd’hui avec l’aide de camarades qui trouvent tout naturel d’exprimer ce qui leur semble juste et vrai est un complément à l’œuvre que nous avons commencé à Aiglemont.
Nous estimons que la diffusion des principes anarchistes, que le libre examen et la juste critique de ce qui est autour de nous ne peuvent que favoriser le développement intégral de ceux qui nous liront.
Montrer combien l’autorité est irrationnelle et immorale, la combattre sous toutes ses formes, lutter contre les préjugés, faire penser. Permettre aux hommes de s’affranchir d’eux-mêmes d’abord, des autres ensuite ; faire que ceux qui s’ignorent naissent à nouveau, préparer pour tous ce qui est déjà possible pour les quelques uns que nous sommes, une société harmonieuse d’hommes conscients, prélude d’un monde de liberté d’amour.
Voilà notre œuvre ; elle sera l’œuvre de tous si tous veulent, animés de l’esprit de vérité et de justice, marcher à la conquête d’un meilleur devenir.
La colonie d’Aiglemont »
Un bulletin d’abonnement figure dans la brochure, il est annoncé une brochure de 32 pages tous les mois. Neuf brochures seront publiées. La page de couverture est illustrée d’une gravure de Steinlen. L’abonnement pour un an est de deux francs. Chaque brochure est vendue par la poste pour 10 centimes. Fortuné est le gérant des publications. La mention « imprimerie spéciale de la colonie d’Aiglemont » ne permet pas de savoir où les brochures sont imprimées, puisque l’Essai ne dispose pas encore de matériel d’impression.

Document CIRA de Lausanne. Cliquer sur l’image pour lire la brochure.
Ce n°1 est intitulé : L’ABC du libertaire par Jules Lermina, c’est loin d’être un inconnu, ami de Fortuné, il est le chroniqueur du Radical qui a plus contribué à la popularité de la colonie.
Le Libertaire du 11 février 1906, annonce la parution de la brochure mais sans donner de détails.

Document CIRA de Lausanne. Cliquer sur l’image pour lire la brochure.
Dès le 1er mars 1906, la deuxième brochure est publiée, intitulée La question sociale (position de la question) de Sébastien Faure. Une note à la page 3 indique que Sébastien Faure, très absorbé par sa tournée de conférences et son oeuvre de la Ruche à Rambouillet s’est trouvé dans l’impossibilité de donner à temps sa brochure sur l’enseignement. La brochure publiée, en remplacement, est donc un chapitre de son livre la Douleur universelle, publié chez Stock.
Selon le Libertaire, elle est vendue chez tous les libraires et à toutes les gares.

Document CIRA de Lausanne. Cliquer sur l’image pour lire la brochure.
La troisième brochure sort en mars 1906, intitulée En communisme. La colonie libertaire d’Aiglemont par André Mounier. Le Libertaire en annonce la sortie : « Dans un style sobre, notre camarade André Mounier, vient, dans les publications de la colonie d’Aiglemont, sous le tire En Communisme, de faire paraître une brochure dans laquelle il nous met au courant des résultats obtenus à Aiglemont pendant ces trois dernières années.
Nous en conseillons la lecture à tous nos amis, et à ceux qui par la brochure veulent répandre l’idée dans une de ses manifestations les plus concrètes. »

Document Musée social. Cliquer sur l’image pour lire la brochures.
En mai 1906, est publiée la quatrième brochure : Lettres de Pioupious par Fortuné Henry : « Armes naïves et droites, ces pioupious s’épanchent en phrases simples de toute la surprise, de l’étonnement, de la stupéfaction même que leur causent l’armée, la patrie, la caserne.
Chacune de ces lettres, littéraires quoique sans prétention, est un petit tableau saisissant, caractéristique.
Le bon sens du fils de paysan que n’ont perverti ni le curé, ni le candidat y fait plus de besogne, y renverse plus d’idoles, y déchire plus d’oripeaux que bien des livres où s’entassent de pseudo-sciences.
Lettre de Pioupious, vous serez lues et vous ferez de bonne propagande. »
Mais cette brochure, si elle plaît au Libertaire, n’est pas appréciée par le procureur général de Nancy qui la signale par lettre du 28 mai 1906, au garde des Sceaux, estimant que des passages sont injurieux pour l’armée, mais « il me paraît cependant qu’il n’y a pas lieu d’exercer des poursuites. En effet, la publication dont il s’agit ne paraît avoir produit aucune émotion. Elle ne paraît pas avoir été mise en vente, elle sera peu lue. »
Le procureur est sans doute un peu optimiste quand à la diffusion du document.

Document Archives départementales des Ardennes. PERH320 1. Collection privée Philippe Decobert. Cliquer sur l’image pour lire le journal.
Le 10 juin 1906, sort le premier numéro du Cubilot. Journal international d’éducation, d’organisation et de lutte ouvrière, paraissant tous les quinze jours, portant en épigraphe la formule : « Les politiciens sont usés, c’est pourquoi nous apparaissons. »
Le journal est vendu 5 centimes le numéro. Le gérant est André Mounier, mais comme tous les gérants de journaux anarchistes de l’époque, il ne joue qu’un rôle d’homme de paille, servant de fusible en cas de poursuites judiciaires, au véritable réacteur du journal : Fortuné Henry. Les correspondances doivent d’ailleurs être adressées à Jean Prolo, qui est le pseudonyme de Fortuné, dont il se servira même dans les réunions publiques. Le Cubilot est imprimé à Charleroi (Belgique) à l’imprimerie Ledoux.
Le choix du titre est expliqué en première page : « Depuis plusieurs mois déjà, le principe d’un journal exclusivement économique avait été accepté et d’un commun accord tous nos camarades avaient été d’avis d’attendre la fin des élections pour paraître.
La question du titre avait été agitée, sans être résolue et l’Essai avait mis été en avant.
Mais désireux de donner dans le titre lui-même la formule ouvrière que nous voulons établir, nous avons décidé de nous arrêter au Cubilot qui, instrument de travail, indique mieux que n’importe quel titre l’œuvre à atteindre.
Donc l’Essai, c’est le Cubilot et le Cubilot qui est l’Essai sera bientôt le Réussi. Le choix du Cubilot plutôt que l’Essai démontre que l’objectif donné au journal n’est pas de rendre compte de l’activité de la colonie d’Aiglemont mais de servir de caisse de résonance au mouvement syndical devenu orphelin d’une tribune où s’exprimer.
C’est la constat que fait G. Narrat dans sa thèse sur la colonie : « cette publication n’eut pas, du moins à notre point de vue, tout l’intérêt qu’on pouvait en attendre ; le journal se jeta, dès le début, dans la lutte ouvrière et syndicale, perdant complètement de vue l’expérience communiste des colons d’Aiglemont. » En effet, on serait bien en peine de trouver dans le Cubilot, la moindre information sur la vie de la colonie d’Aiglemont. Ce n’est pas sa fonction. C’est ce qui est défini dans l’article Le but rédigé par Jean Prolo, c’est à dire Fortuné Henry lui-même : « Dans notre région si industrieuse des Ardennes, un organe exclusivement économique manque. Loin de toutes les luttes politiques dans lesquelles s’épuisent les énergies du prolétariat, il est temps de rassembler les forces ouvrières, de savoir exactement ce qui se passe partout, dans les boutiques comme dans les grands établissements.
Ne rien ignorer des exactions commises, savoir discerner où se trouve la solution des problèmes que la concurrence ou la férocité patronale posent, coordonner toutes les virilités pour en faire sinon un faisceau de révolte ouverte, au moins un levier d’émancipation, telle est la besogne à accomplir.
C’est à cette œuvre que nous appelons tous les travailleurs. Les dissensions de toutes sortes, politiques et philosophiques, doivent tomber devant la réalité des intérêts de ceux qui produisent.
Nous ne sommes à craindre que pour les ennemis naturels des travailleurs : les exploitants, appuyés par l’autorité.
Le Cubilot restera étranger aux luttes politiques, persuadé de leur stérilité dans le domaine du travail ; mais il peut dès maintenant déclarer qu’il aura bec et ongles pour défendre la cause ouvrière et la ligne de conduite qu’il s’est tracée.
Il ne sera pas l’œuvre de plumitifs ni de journalistes en mal d’arriver, mais la collaboration simple de tous ceux qui voudront l’être, ardemment désireux de participer à la besogne urgente d’éducation et d’organisation qui s’impose.
Un programme ? Est-il nécessaire d’en indiquer un. Nous ne le croyons pas. Il suffira de montrer le but poursuivi. Il est simple : développer les syndicats et les sortir du rôle étroit de cercles d’études qu’ils ont trop pris dans notre région. En faire l’instrument puissant de lutte qu’ils devraient être et que le vieux Clément voulait qu’ils soient.
En créer partout où il n’y en a pas.
Pousser l’éducation à ses plus extrêmes limites en lui enlevant le caractère sectaire qu’elle revêt si souvent.
Réaliser l’ouverture de sérieuses bibliothèques puissantes aux points de vue technique et philosophique.
Provoquer la constitution d’Universités populaires où seront soulevées et éclaircies le plus possible les questions qui nous intéressent tous et relatives à l’hygiène, à l’éducation, aux soins domestiques, aux récréations de l’esprit.
Préparer enfin et surtout les forces prolétariennes contre la réaction économique qui se prépare et qui, si nous n’y prenons garde, va nous trouver désarmés et impuissants.
L’or patronal que nous avons produit veut nous écraser et le lok-out s’organise, demain il sera un fait.
Il faut que la vallée réponde par sa force de cohésion aux légitimes espoirs qu’elle a éveillés.
Et loin du pouvoir qui s’en moque, des comédies et des intrigues, qui vivent d’elle, qu’elle soit prête à défendre ses droits et à imposer ce que le développement de notre époque lui donne le droit d’exiger.
Le Cubilot sera donc un organe ouvrier, de collaboration ouvrière, ne s’occupant ni de politique ni de questions personnelles, soucieux seulement de participer à faire des Ardennes le foyer ouvrier et conscient qu’elles peuvent et doivent être.
Jean Prolo »
Les objectifs sont ambitieux et l’on peut dire qu’ils seront atteints en ce qui concerne le journal, par contre la volonté de créer des bibliothèques et des Universités populaires restera lettre morte.
Il faut dire que l’animation d’un journal comme le Cubilot est une occupation à plein temps pour son animateur, le modèle étant le Père Peinard tenu par Pouget et qui connut dans les Ardennes un diffusion assez spectaculaire.
Fortuné tient également une rubrique Coups de boutoir qu’il signe « F. », sans parler d’articles anonymes.
Le journal comprend une autre rubrique Nos fiches, analysant la situation dans chaque entreprise, sous le pseudonyme de « La Sentinelle rouge », on peut supposer que se cache Théophile Sauvage, le syndicaliste de Monthermé (Ardennes), ayant participé à la sortie des syndicats de la Fédération socialiste.
Le premier numéro voit également la publication d’un roman de Charles Malato Léon Martin ou la misère, ses causes et se remèdes. Ce roman est publié en feuilleton, forme littéraire très en vogue à l’époque dans les milieux populaires.
Il ne semble pas que d’autres colons d’Aiglemont se soient réellement investis dans le Cubilot, Fortuné ne peut donc être partout, d’autant qu’il va reprendre en même temps, une fonction qu’il connaît bien et qu’il a mis de côté depuis la mort de son frère, celle de conférencier anarchiste.
La parution du Cubilot ralentit la publication des brochures qui perdent leur caractère mensuel.
Mais à la colonie la vie continue, sans que l’on en trouve de trace nette dans les archives, toutefois l’Essai reste un centre de rayonnement attractif.
Le début du mois de juin 1906, voit l’arrivée de visiteurs belges. L’Insurgé diffuse le communique suivant : « Les compagnons de l’agglomération de Charleroi sont informés que le cercle L’Excursion, crée il y a un an, dans le but d’organiser des voyages d’instruction à prix réduits, organise le 3 juin, jour de la Pentecôte, un voyage pour aller visiter la colonie communiste d’Aiglemont.
Les camarades désireux de participer à cette excursion profiteront de tous les avantages des membres du cercle et de la réduction du prix du parcours en chemin de fer : prix du voyage : 6 F »
Notes :