12 août 1886
Commissaire spécial près la préfecture du Rhône
Réunion privée des adhérents de l’Association dite : Bibliothèque d’études scientifiques et sociales
Sujet traité : Du communisme anarchique par Bernard, anarchiste
Compte-rendu de la séance d’une réunion privée des membres de l’Association dite : Bibliothèque d’études scientifiques et sociales, tenue le jeudi 12 août 1886, au siège, avenue de Saxe, 149
La séance a été ouverte à 8 heures un quart du soir et levée à 10 heures et demie sous la présidence du nommé Outhier.
En l’absence des nommés Bachelard et Chavrier, qui devaient traiter, le premier du Collectivisme et le second du Communisme autoritaire, la parole a été donnée au nommé Bernard pour traiter : De l’application du communisme anarchique.
Bernard, anarchiste :
« J’expliquerai l’application du communisme anarchique, telle que je la comprends ; je ne prétends donc pas imposer ma théorie, ni être le seul dans la vérité, car tout le monde se trompe.
Avant d’être anarchiste, j’ai été collectiviste. A cette époque je croyais que le travailleur, en touchant le prix intégral de son travail, devait être heureux. Mais, par la suite, les collectivistes ont un peu changé leur théorie, remplaçant le produit intégral du travail par le produit intégral de l’heure de travail ; aussi je ne suis plus collectiviste, c’est que je ne reconnais pas que cette théorie soit pratique.
En effet, si à l’heure actuelle nous nous plaignons de ce que le nombre des fonctionnaires de l’État soit trop grand, que serait-ce donc dans un État collectiviste qui serait tout, distribution de la production, de la consommation, etc… C’est alors qu’il faudrait une fourmilière de fonctionnaires.
Maintenant si j’aborde la question de la théorie communiste anarchique, je dis que ces mots : « Tu consommeras selon tes besoins et tu travailleras selon tes forces » demandent une explication.
Selon moi, quand je dis : « tu consommeras selon tes besoins », je comprends les besoins formels qu’il ne faut pas confondre avec les désirs. Comme besoins, j’entends ceux de manger, de dormir, de se vêtir.
Mais si je veux aller au théâtre, ce n’est plus un besoin, c’est un désir.
Le premier besoin s’impose et le second est subordonné au tempérament de l’individu.
C’est pourquoi il faut encore admettre des différences dans les mots qu’emploie la doctrine anarchique.
J’arrive à l’application du communisme anarchique et je la trouve dans la satisfaction, ou , pour mieux dire, dans le bonheur personnel.
Si nous sommes les adversaires de la propriété individuelle, c’est que nous reconnaissons que cette forme nuit au bonheur ; que dans l’humanité il ne doit pas exister des êtres qui possèdent de trop quand d’autres manquent du nécessaire.
Voilà pourquoi nous voulons la suppression de la propriété et du salariat.
La propriété signifie exploiteur et le salariat, exploité.
Vous savez tous ce que disent nos économistes, même bourgeois, sur le salaire que Ferdiand Lassalle a dénommé de loi de fer ?
Les salaires ne peuvent monter plus haut qu’il ne faut pour permettre aux travailleurs de vivre et de se reproduire ; quelquefois même ce minimum descend, quand la demande est trop grande.
Il est donc évident que le travailleur doit rechercher une solution à cet état de choses.
Les uns croient l’avoir trouvée dans le collectivisme, les autres dans le communisme anarchique.
Je suis de l’avis de ces derniers parce que tout dans l’humanité est communiste.
Prenons la famille, par exemple, est-ce que tout ne se fait pas en commun?Est-ce que l’homme, la femme et l’enfant même, ne concourent pas au budget commun de la famille ?
Est-ce que dans un ménage intelligent, honnête, il y a besoin d’une autorité ? Est-ce que chacun ne comprend pas ses devoirs ?
Oh je sais que vous allez me dire qu’une famille n’est pas une société, mais, citoyens, je ne prétends pas que le communisme anarchique soit praticable de suite ; je reconnais qu’avant tout il faut faire la révolution intellectuelle dans les cerveaux avant que de la faire dans la rue.
J’ai indiqué ce qu’était le communisme dans la famille, voyons-le maintenant dans la société. Et pour cal prenons un exemple.
Mille citoyens s’embarquent pour débarquer ensuite dans une île et y vivre en communistes. Que feront-ils ?
La première des choses pour eux sera de constater quels sont, dans cette île, les moyens d’existence. Une fois cette constatation faite, ils se mettrons à l’œuvre pour se procurer cette existence, il faut chasser, pêcher, cultiver, eh bien ils le feront.
Mais me direz-vous l’un voudra faire ceci, un autre cela, c’est une erreur.
J’ai dit tout à l’heure que le bonheur de l’homme était dans la satisfaction de ses besoins.
Lorsque le forgeron, par exemple, saura que pour avoir le pain qui est nécessaire à son existence, il faut une charrue au cultivateur, eh bien il fera cette charrue.
Il en sera de même pour tous les autres états ou métiers.
Maintenant, citoyens, je le répète, je puis me tromper, car il se peut que le communisme anarchique ne fasse pas le bonheur de l’humanité, c’est pourquoi je voudrais, à l’encontre de quelques anarchistes qui ne pensent pas comme moi, que la Révolution fût Amorphiste, c’est à dire sans école déterminée, car je ne crois pas qu’un être qui a une conception la croit infaillible.
Je voudrais que toutes les théories puissent s’appliquer.
Ceux qui seraient collectivistes feraient du collectivisme ; et ceux qui seraient communistes feraient du communisme.
Le nommé Dervieux ayant demandé comment pourra se faire la répartition, la méthode ne devant pas être la même dans les diverses Écoles, puisque le communistes voudront l’échange tandis que les collectivistes demanderont le papier monnaie, le dit Bernard a répondu :
« Je n’y vois pas d’empêchement. Le lendemain de la Révolution, chacun se préparera selon ses goûts. Il faut admettre que, quelle que soit l’école, il faudra des magasins généraux où seront emmagasinés les produits. Eh bien, je ne crois qu’à un moment donné, les collectivistes, tout en étant pas partisans de l’échange, refuseront d’échanger avec les communistes ce qu’ils auront de trop, pour avoir ce qu’ils n’ont pas assez ».
Le nommé Dervieux ayant objecté qu’il pourra arriver que des citoyens voudront u roi, le dit Bernard a répliqué :
« Cela ne le ferait rien de voir une commune, une ville qui voudrait se donner un roi. Si à l’heure actuelle il est des travailleurs qui préfèrent un roi, c’est qu’ils pensent qu’avec une royauté le travail marcherait mieux. C’est donc la lutte pour l’existence qui leur fait penser ainsi, mais le jour où ils reconnaîtrons qu’ils se sont trompés, ils adopteront le système qui sera le meilleur ».
Dervieux ayant fait observer que les groupes communistes ne se composeront que de gens inférieurs, infirmes, boiteux, borgnes, etc… parce que, sachant que dans les groupes collectivistes ils ne toucheraient que le produit intégral de l’heure de travail et qu’il leur faudrait travailler un certain nombre d’heures pour pouvoir vivre, ils préféreront venir dans les groupes anarchistes où ils n’auront à travailler que selon leurs forces pour consommer selon leurs besoins, le nommé Bernard a donné l’explication suivante :
« C’est encore là une erreur de la part du citoyen Dervieux, car en admettant que sa supposition soit vraie, il faut toujours revenir à cette vérité, que tout être lutte pour son existence. Eh bien, le jour où tous ces êtres soi-disant inférieurs trouveront que par leur nombre dans les groupes communistes ils diminuent fortement leurs moyens d’existence, ils retourneront forcément dans les groupes collectivistes.
Je le répète, citoyens, la première des conditions dans l’humanité, c’est de pouvoir vivre, eh bien c’est cette condition qui amènera les êtres à rechercher la meilleure doctrine.
Je dis même que je ne sais pas si, plus tard, il ne surgira pas des penseurs une conception qu’on trouvera meilleure que toutes celles préconisées jusqu’à ce jour. »
Le nommé Bernard ayant terminé, il a été décidé que la prochaine réunion aurait lieu jeudi prochain, pour entendre les nommés Bachelard et Chavrier.
Le trésorier a annoncé ensuite qu’il aurait reçu jusqu’à ce jour quarante adhésions.
La séance levée, chacun s’est retiré sans qu’aucun incident ne se soit produit.
Lyon le 13 août 1886
Le commissaire spécial
Source : Archives départementales du Rhône 4 M 321
Lire le dossier : Les anarchistes lyonnais dans la Fédération nationale des syndicats ouvriers