1er juillet 1886
Commissaire spécial près la préfecture du Rhône
Réunion privée du Groupe d’Etudes sociales au siège de la Fédération lyonnaise
Titre définitivement adopté : Bibliothèque d’Etudes scientifiques et sociales
Compte-rendu d’une réunion privée du Groupe d’études sociales (voir rapports du 25 mai, 17 et 24 juin 1886) tenue le jeudi 1er juillet 1886 au siège de la Fédération lyonnaise, avenue de Saxe, 149.
La séance a été ouverte à 9 heures du soir, sous la présidence du nommé Blonde, anarchiste et levée à 10 heures 40 minutes.
40 membres, parmi lesquels les nommés Duboucher et Ramé, anarchistes, nouveaux adhérents, ont assisté à cette réunion.
L’ordre du jour portait :
Rapport des commissions.
Le nommé Bernard, anarchiste, a donné lecture du projet de règlement, ainsi qu’il suit :
Article 1er
Tous les citoyens et citoyennes peuvent appartenir à la Bibliothèque d’Etudes scientifiques et sociales.
Article 2
Le droit d’admission est fixé à un franc ; la cotisation mensuelle est fixée à 50 centimes pendant les trois premiers mois et à trente centimes pendant les autres mois.
Article 3
Tout nouvel adhérent sera admis, après enquête faite par le conseil d’administration qui fera un rapport à l’assemblée.
S’il y a contradiction, le citoyen intéressé sera entendu.
Article 4
Un conseil d’administration, composé de six membres, sera chargé de l’administration de la Bibliothèque.
Le conseil choisira dans son sein : un trésorier, un secrétaire, un archiviste.
Article 5
Le conseil convoquera les adhérents en réunion plénière tous les trois mois, pour discuter et adopter la gestion du conseil.
Article 6
La bibliothèque aura pour but l’Etude des questions scientifiques et sociales.
Article 7
Les réunions n’auront pas de date fixe. A chaque séance on fixera la date et le sujet à traiter.
Article 8
Il ne sera fait aucun vote sur les différents sujets et questions qui auront été traités.
Article 9
La bibliothèque ne prendra jamais parti pour un parti politique quelconque. Chaque citoyen conservera son entière liberté à ce sujet.
Article 10
Chaque adhérent ne pourra conserver un volume plus d’un mois, le premier inscrit sera pour le second volume le dernier inscrit.
Un livre qui sera détérioré par un adhérent sera à sa charge.
La bibliothèque devra s’abonner aux différentes revues scientifiques et sociales.
Cette lecture terminée, la discussion a été ouverte sur chaque article, séparément.
Les ci-après nommés ont pris successivement la parole :
Chavrier, anarchiste :
« Comment s’y prendra-t-on pour faire accepter le règlement, puisqu’il a été dit qu’on ne voterait pas ? »
Bernard, anarchiste :
« Il a été dit qu’on ne voterait pas sur les questions à l’étude.
Quant aux questions administratives, comme achat de livres, etc.., il faudra toujours passer par le vote ».
Chavrier, anarchiste :
« Il faut d’abord décider de quelle manière le groupe se formera. D’après toutes les lettres reçues par la Commission, des groupes semblables, à Paris, sont tolérés par le gouvernement, et cela se comprend puisque ces groupes ne doivent pas s’occuper de politique ; du reste cela serait assez difficile, les diverses Ecoles devant être admises dans ce groupe.
Je propose donc qu’on fasse comme à Paris et que la Bibliothèque vive sous la tolérance ».
Cette proposition est adoptée.
Chavrier :
« Quel sera le titre de la Bibliothèque ? »
Deux titres sont proposés.
Le premier : Bibliothèque populaire des 3e et 6e arrondissements.
Le second : Bibliothèque d’études scientifiques et sociales.
Le second titre est adopté.
Une longue discussion s’est engagée sur l’article 1er (admission des femmes).
Dervieux, anarchiste :
« Je ne suis pas d’avis d’admettre les femmes, car les jeunes gens penseraient plutôt à elles qu’à l’étude »
Ramé, anarchiste :
« La femme a plus besoin d’instruction que l’homme, car c’est elle qui instruit l’enfant ».
Bertrand :
« Je suis de l’avis du citoyen Dervieux. Je propose un moyen terme : les femmes ne seront pas admises, mais elles auront droit au prêt des livres ».
Cette proposition est adoptée.
Au sujet de l’article 2, plusieurs membres trouvant le droit d’admission trop élevé, ce droit a été réduit, sur la proposition du nommé Chavrier, à 25 centimes.
Chavrier :
« Je demande que lorsqu’on discutera sur l’admission d’un adhérent (article 3) ce dernier ne soit pas présent à la séance ».
Cette proposition a été adoptée.
Charret, socialiste révolutionnaire :
« Je propose que le Conseil d’administration soit composé de 7 membres au lieu de 6 (article 4) car avec ce dernier nombre, il pourrait quelque fois ne pas avoir de majorité ».
Une vive discussion s’est engagée à ce sujet entre les citoyens Chavrier et Rocheron, socialiste révolutionnaire militant, ce dernier prétendant que le Conseil n’aurait jamais à voter, n’ayant qu’à exécuter les ordres de l’assemblée.
Chavrier a objecté qu’il faudra bien une initiative au Conseil pour le choix des livres, les achats, etc…
Bernard :
« Il est évident qu’il pourrait bien arriver par exemple que le Conseil n’appartînt qu’à une Ecole et alors par tempérament ou par goût, ce Conseil pourrait pencher pour des livres appartenant à son Ecole.
Cette question mérite donc étude.
Je propose, en conséquence, que le Conseil soit composé de 7 membres et que ses attributions soient décidées à la prochaine séance ».
Cette proposition a été adoptée.
Les articles 5 et 6 ont été adoptés sans discussion.
(article 7)
Ramé :
« Il faut fixer la date des réunions car autrement il arriverait qu’un adhérent ayant manqué une réunion, ne connaîtrait pas le jour de la suivante ; des adhérents manqueront et les autres ne voyant pas beaucoup de monde, s’en dégoûteront et ne viendrons plus. »
L’assemblée a décidé de se réunir jusqu’à nouvelle décision tous les jeudis et l’article 7 a été adopté.
Les articles 8 et 9 ont été adoptés, mais sans discussion.
Enfin sur l’article 10, il a été décidé que le nombre de jours que chaque adhérent pourra conserver un livre, sera limité d’après le prix et la grosseur du volume.
Il a été ensuite procédé à la formation du Conseil d’administration.
Ont été nommés :
Bernard, anarchiste
Chavrier, anarchiste
Blonde, anarchiste
Dufourg, socialiste révolutionnaire
Drivon, socialiste révolutionnaire
Watier de l’Union socialiste
et Florence, socialiste révolutionnaire.
Il a été arrêté par l’assemblée que ce conseil ne restera en fonctions que jusqu’à la prochaine réunion des adhérents, c’est à dire pour trois mois.
Le Conseil devra se réunir dimanche 4 juillet, pour rédiger un règlement intérieur et s’entendre sur la correspondance.
Jeudi prochain, 8 juillet, il y aura admission des adhérents qui paieront le droit de 25 centimes.
Il sera traité d’un sujet quelconque et l’on adoptera définitivement l’article ayant trait aux attributions du Conseil d’administration.
Le commissaire spécial.

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21 octobre 1886
Commissaire spécial près la préfecture du Rhône
Critique sur les résolutions du Congrès.
Compte-rendu de la réunion privée du groupe de la Bibliothèque d’études scientifiques et sociales tenue avenue de Saxe, 149, le jeudi 21 octobre 1886

La séance a été ouverte à 8 heures trois quart du soir sous la présidence du nommé Drivon et levée à 10 heures et demie.
40 individus assistaient à cette réunion.
Au début de la séance le nommé Michel s’est plaint de ce que le nommé Dufourg avait fait imprimer et distribuer, sans avoir consulté les membres de la Bibliothèque, un programme pour 1886 de la Bibliothèque d’études sociales, ce qui pouvait laisser supposer que ce programme avait été accepté par les adhérents de la Bibliothèque (ci-joint un exemplaire de ce programme)
Le nommé Dufourg a répondu qu’il ne croyait pas avoir mal agi, attendu que depuis longtemps on lui demandait ses conclusions au sujet des questions qu’il avait traitées ; qu’il était vrai que ce programme n’avait pas été accepté et que s’il l’avait fait imprimer c’était pour le soumettre à la discussion ; qu’à son avis chacun devrait en faire autant lorsqu’il avait un programme à proposer.
Une longue discussion a eu lieu à ce sujet, discussion à la suite de laquelle il a été décidé que chacun serait libre d’élaborer et de soumettre un programme, mais sans toutefois lui donner pour titre celui de Bibliothèque d’études sociales.
Sur la demande du nommé Dufourg, l’ordre du jour a été : Critique sur les résolutions du Congrès.
En conséquence les ci-après nommés ont pris successivement la parole.
Dufourg :
« Il n’y a rien de sérieux dans ce Congrès qui vient d’avoir lieu car il a commencé par le château de cartes du citoyen Sartarin (projet de Fédération des chambres syndicales) et a fini par la Carmagnole ».
Rondy :
Je proteste contre ces paroles. Si la Carmagnole a été chantée, c’est parce que le public en a donné l’exemple ».
Dufourg :
« Je constate les faits, rien d’autre. Ce qui a fait défaut au Congrès c’est la foi.
Je me souviens d’une scène de l’opéra des Huguenots, c’est celle où a lieu la bénédiction des poignards.
Certes, on ne peut dire que dans cette scène la foi n’existe pas. Peut-on dire qu’il en a été de même des délégués au Congrès ? J’en doute.
Le citoyen Sartarin, dans son rapport sur la Fédération, n’a fait que de l’idéal. Et comme disait M. Gide au Congrès des Sociétés coopératives : on cherche seulement dans ces organisations à mettre les ouvriers en antagonisme avec le capital.
Du reste cette Fédération quelle force aura-t-elle ?
Est-ce que le nerf de la guerre ne manquera pas toujours ? »
Bernard :
« Je ne suis pas du même avis que le citoyen Dufourg. Je crois, au contraire, que par la Fédération on peut arriver à grouper un nombre considérable de travailleurs.
Ainsi dans la région de l’Est on peut créer des syndicats dans les localités où il n’en existe pas, au moyen de délégations et de conférences.
Une fois ces syndicats créés ils pourront se fédérer.
Du reste tous les groupements sont bons pour amener les travailleurs au socialisme.
La Fédération doit être l’école supérieure du socialisme ; on y apprend que les intérêts des capitalistes ne sont pas les mêmes que ceux des ouvriers, car les uns sont des exploités et les autres des exploiteurs ».
Dufourg :
« Au sujet de la loi sur les syndicats tous les orateurs ont été en dehors de la question. On veut l’organisation et on ne veut pas que cette organisation soit reconnue.
Comment ? On veut la personnalité civile et l’on ne veut pas que l’on sache à qui l’on donne cette personnalité ?
Certes, je ne suis pas pour ladite loi sur les syndicats, car je trouve que celle du 24 juillet 1867 est meilleure, mais enfin je me demande quelle sera l’autorité d’un syndicat qui ne sera pas reconnu ?
Vous voulez l’association. On vous la donne, puis vous n’en voulez pas. Ce ne sont que des hypothèses que vous voulez ».
Bernard :
« C’est toujours sur des hypothèses que l’on vit.
Si par exemple l’Empire ou la Monarchie revenaient, croyez-vous que la loi du 21 mars 1884 empêcherait ces gouvernements de dissoudre les syndicats, si ces derniers ne plaisaient pas ? Est-ce qu’en Allemagne on n’a pas fait une loi contre les socialistes ?
Vous venez nous dire : « Mais vous avez le droit d’association ». Le citoyen Dufourg oublie que je viens de faire trois ans de prison pour ce droit d’association.
On parle de l’Internationale, mais à chaque instant et dans n’importe quelle association on peut appliquer cette loi.
Il suffirait simplement d’avoir un ami à l’étranger auquel on écrirait pour que cette loi vous fût appliquée.
Ainsi a-t-on fait pour le procès des anarchistes, car on savait très bien qu’il n’y avait pas d’association internationale chez nous.
Vous dites encore, les syndicats ont la personnalité civile ; mais ce que vous ne dites pas, c’est qu’ils n’ont pas le droit de posséder.
Par conséquent, n’ayant rien, ils n’ont pas besoin d’aller en justice. Quant à dire qu’un syndicat qui n’aura pas été reconnu n’aura pas d’autorité, c’est encore une erreur.
Ce qui fait la force d’un groupement, ce n’est pas sa déclaration, mais le nombre d’adhérents qu’il possède.
Ainsi Paris n’a pas le vingtième de ses syndicats reconnus et cependant ils obtiennent assez.
Quant aux Fédérations, il en existe deux à Paris depuis longtemps. Jamais elles n’ont voulu faire de déclaration et cependant elles existent fort bien.
Je dis même que les syndicats ont été plus nombreux sous la tolérance que sous la reconnaissance et cela pourquoi ?
Parce qu’on sait très bien que si on nous donne quelque chose, ce quelque chose ne vaut rien.
Je désire la liberté entière de réunion et d’association ».
La suite de la discussion a été renvoyée à la prochaine réunion et la séance levée, chacun s’est retiré sans qu’aucun incident ne se soit produit.
Lyon le 23 octobre 1886.
le commissaire spécial.

Source : Archives départementales du Rhône 4 M 321

A lire : Les bibliothèques anarchistes de Lyon (1886-1902) dans Aspects de la vie quotidienne des anarchistes à Lyon à la fin du XIXe par Laurent Gallet. ACL

Lire le dossier : Les anarchistes lyonnais dans la Fédération nationale des syndicats ouvriers