Saison 2 : Fortuné Henry, l’animateur de la colonie l’Essai d’Aiglemont. Lire l’ensemble des épisodes.
Cinquième épisode : L’arrivée d’Adrienne Tarby : « je trouvai tout de suite à m’occuper, soignant le linge, faisant la lessive »

Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.

Avec le printemps 1904 et après la fonte des neiges, les nouveaux visiteurs ne reconnaissent plus la colonie, Fortuné Henry et Franco Dossena ont abattu un travail considérable.

La maison en terre constituée d’une structure en bois et de branches tressées recouvertes de terre battue et séchée, est terminée.

Elle mesure pas moins de 9 mètres 40 sur 10 mètres. Le toit est constitué de « chépois , sorte de paille fine, lisse qui pullule dans ces parages, bien meilleure, parait-il, que le chaume pour les toitures.

Document cartoliste

Elle se partage, à l’intérieur, en trois vastes pièces suffisamment confortables. Un grand grenier les sépare de la toiture.

Cette maisonnette présente extérieurement un ensemble assez agréable à l’oeil, surtout lorsqu’en été les plantes grimpantes l’ont en partie recouverte.

Document cartoliste

A proximité, est installés un un atelier de menuiserie et d’ébénisterie assez vaste et bien éclairé, et deux hangars ; l’un sert pour les remisages, l’autre pour la forge où les colons ont confectionné des châssis maraîchers.

Document cartoliste

Les engrais, sous le hangar, attendent le temps favorable pour être épandus. Tout est prêt pour aborder la période de production.1 ».

Les dépendances comprennent également « une écurie cimentée destinée à l’élevage des lapins, un poulailler, des cabanes pour les canards et les chèvres2 ».

Toto, agrandissement CP n°3

Les conditions d’accueil et de logement étant plus favorables, les vacances de Pâques, voient l’arrivée d’Adrienne Tarby et de sa fille, Marguerite France, surnommée, Toto ou Andrée, âgée de 9 ans. Cette enfant a une naissance singulière : née le 5 mai 1895, 45 rue du Port au Fouarre à Saint-Maur-des-Fossés (Val de Marne) est de père et de mère non dénommés, elle ne sera reconnue par sa mère que le 19 octobre 19173.

Adrienne Tarby. Extrait photographie de presse agence Rol. Document Gallica

Adrienne Tarby raconte elle-même les circonstances de sa venue à la colonie : « Toujours par la lecture du Libertaire, ce fut moi la troisième personne attirée ici. J’y vins peut-être bien en curieuse, mais je trouvai tout de suite à m’occuper, soignant le linge, faisant la lessive…Cependant je ne songeais pas à rester. Je disais toujours : j’attendrai telle et telle date, puis je partirai ; les fraises, le dernier délai fixé, vinrent, et je ne suis pas partie. Vous voyez, je ne le regrette pas, je suis heureuse »4.

André Mounier présente l’arrivée de cette compagne d’une manière qui ne remet nullement en cause le partage du travail entre les hommes et les femmes : « A cette époque, une camarade ne craignit point ni l’installation en somme précaire, ni le climat un peu froid et vint accompagnée de son enfant, une fillette de dix ans, apporter à la colonie son activité et son affectueuse bonne humeur.

Ce fut un véritable soulagement aux colons – il y avait alors des camarades de passage – de ne plus avoir à faire la cuisine, la vaisselle et surtout la lessive. 5»

On est loin de partager les tâches ménagères à la colonie d’Aiglemont, le rôle des femmes reste bien traditionnel.

Déchargés des tâches ménagères, les deux colons masculins (Fortuné Henry et Franco Dossena) redoublent d’activité : le jardin s’agrandit, la moitié du terrain défriché, ils plantent des pommes de terre, des choux, carottes, navets et un carré d’avoine pour la basse-cour.

Mais l’argent est rare : il faut dépenser pour le pain, les outils, les matériaux. A plusieurs reprises la marmite de pommes de terre est renversée à la suite d’un incident et il n’y a rien à manger. Il faut en effet attendre quelques semaines que les légumes verts et la salade remplacent les lentilles et les pois cassés.

Bien sûr les compagnons commencent à envoyer leur obole à travers la souscription permanente ouverte dans le Libertaire :

20F30 (dont Benoit Broutchoux) dans le n° du 16 janvier 1904,

57F60 dans le n°du 30 janvier,

74F dans le n° du 13 février

17F10 dans le n° du 27 février

34F60 (dont Félix Fénéon) dans le n° du 2 avril

20F dans le n° du 16 avril

31F (dont Bouillard de Nouzon) dans le n° du 23 avril

5F (dont Paulin Mailfait) dans le n° du 4 juin

A partir du 30 avril 1904, Fortuné Henry publie régulièrement une chronique dans le Libertaire sur les thèmes les plus divers : « Beaux sentiments », « Suicides idiots », « Survivance », « Péril jaune ? », « Beau langage », « Passez-leur la carte », « L’alcool ».

Mais Fortuné doit considérer ces rentrées d’argent comme insuffisantes et il retourne à Paris pour relancer la campagne de levée de fonds.

Toujours aussi surveillé par la police, son déplacement est immédiatement signalé par télégramme du 15 juin 1904 : « Anarchiste Henry Jean Charles Fortuné (Album photographique) parti pour Paris, train 2454, voiture 3e classe 5701, 3e compartiment »6.

Dès son arrivé le commissaire spécial à la gare de l’Est, prévient le Préfet de police et la Sûreté générale : « L’anarchiste Henry Jean Charles Fortuné, signalé par collègue Charleville, est arrivé à 6 heures 28 du soir, a quitté la gare, pris en surveillance par 2 inspecteurs de la préfecture de police ».

Le lendemain, le Préfet de police signale que Fortuné s’est rendu 121, 123 rue Montmartre.

Document INHA-Gallica

Il ne peut rester à Paris bien longtemps, les travaux maraîchers et agricoles pressent.

Le 21 juin 1904, il écrit à Matha : « Mon cher Matha,

Les travaux de cette semaine, m’obligent à ne pas t’envoyer de copie, malgré les questions intéressantes communiquées de H. Godet et de Carré du Havre.

Elles peuvent attendre huit jours sans inconvénient et j’y répondrai dans un prochain numéro, les travaux de fenaison une fois finis »7.

De retour du congrès antimilitariste qui vient de se tenir à Amsterdam, du 26 au 28 juin 1904, Francis Jourdain vient séjourner à Aiglemont. Il vient de visiter la colonie anarchiste chrétienne de Blaricum en Hollande dont il critique la pacifisme intégral et juge a propos qu’à L’Essai, ce courant de pensée soit proscrit et approuve l’idée d’en faire un foyer de révolte : « Le sectarisme intransigeant et combatif des révoltés contre les imbéciles et les coquins doit être opposé nettement à la tolérance honteuse et lâche des résignés qui vont, bêlant leurs mensonges : Tous les hommes sont frères ! Tu ne tueras pas ! Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! »8.

Mais l’acrimonie de Francis Jourdain à l’égard des anarchistes chrétiens n’est pas exclusive, il fait un portrait à charge, misogyne et contradictoire d’Adrienne Tarby, selon lui Fortuné Henry « avait eu la fâcheuse idée d’aller chercher, je ne sais où, pour l’installer à la cuisine de la colonie, une ancienne maîtresse qui n’avait jamais dû être belle – ni jeune d’ailleurs – et était devenue d’une hideur rare, maigre, petite, dépenaillée, traînant la savate, ventre en avant, braillant derrière un binocle fêlé, posé de travers sur un (illisible) nez pincé, la mégère était gracieuse comme le chardon, aimable comme la teigne. Ce laideron vindicatif n’était pas arrivé depuis huit jours que les colons, depuis longtemps sevrés de cotillons, en tombaient tous amoureux»9.

Jourdain semble bien peu objectif et aussi mal renseigné sur les circonstances de la venue d’Adrienne Tarby à Aiglemont.

A l’été 1904 arrive à la colonie un bien étrange colon dont on ne sait à peu près rien, ni dans quelles circonstances il se trouve là : il s’agit de Désiré Loir. Il est âgé de 17 ans, qualifié de jardinier par la presse, probablement suite à son passage à Aiglemont.

Il a déjà subi deux condamnations, une pour coups et blessures, l’autre pour attentat à la pudeur. Le 7 août 1904, à Reims, au cours d’une querelle avec un individu qu’il ne connaît pas, il est frappé d’un coup de couteau qui l’atteint au flanc droit. Admis à l’hôpital, sa blessure se révèle sans gravité.10

Le 23 août 1904, venant de quitter la colonie d’Aiglemont, il est arrêté, au cours d’une rafle sur les grands boulevards à Paris. Conduit au poste de la rue Gluck, il hurle toute la nuit L’Internationale et préconisé la propagande par le fait. Comme M. Tanguy, commissaire de police, lui demande pourquoi il a quitté Aiglemont : « Parce que je suis anarchiste, répondit-il, et que, dans une colonie libertaire, on doit vivre libre et indépendant. Comme on m’adressait une observation, je suis parti ». Loir refuse de signer sa déposition. Il est envoyé au Dépôt.11

Au mois de juillet L’Essai compte cinq colons : Fortuné Henry, Franco Dossena, Adrienne Tarby, Andrée Tarby et Désiré Loir. Il est envisagé de doubler le nombre des membres. Pour étendre cette œuvre, il faut faire appel à la solidarité et comme la somme est importante, c’est sous la forme d’un prêt que ce concours est envisagé, Fortuné Henry lance un appel de fonds dans le Libertaire : « Il nous faut, pour atteindre le triomphe définitif, une somme de 5.000 francs.

La valeur de ce qui est crée est déjà supérieure à ce chiffre, et il ne faut pas perdre de vue que tout, depuis les échelles, jusqu’au bâtiment, a été construit par nous. La garantie du prêt que nous demandons est donc sérieuse et peut, par conséquent, satisfaire les plus craintifs de nos amis.

Les premières rentrées sont urgentes, car les énormes travaux que nous avons faits, nous ont obligés à des échéances auxquelles nous devons, pour notre réussite, faire honneur…

De plus, je me porte garant de cet emprunt pour remboursement aux dates ci-dessous :

Souscription-emprunt de 5.000 francs en 200 parts de 25 francs, ne rapportant pas d’intérêts, remboursables :

1.000 francs en octobre 1906

1.000 francs en octobre 1907

1.000 francs en octobre 1908

1.000 francs en octobre 1909

1.000 francs en octobre 1910

Chaque souscription d’une part doit être accompagnée de son montant ou d’un acompte de 10 francs ; le surplus (15 fr.) devant être versé dans les trois mois de la souscription.

Huit jour après la souscription, chaque camarade recevra un titre par 25 francs souscrits… »12

Cet appel à l’emprunt est relayé dans le même numéro du Libertaire par un soutien appuyé de Louis Matha, le gérant du journal : « De tous nos vœux, par tous nous moyens, nous devons aider la tentative de Fortuné Henry ; le concours du Libertaire lui est acquis » .

Les souscriptions de parts sont a adresser à Fortuné à Aiglemont ou Louis Matha 15 rue d’Orsel qui est seul mandaté à Paris pour les recevoir.

L’appel semble entendu, des parts de 25 francs sont souscrites par Robin, Francis Jourdain, Georges Yvetot, Chauvet, Latapie, Lamy, Laisant, Fraysse, Jules de Deville, le syndicat des travailleurs réunis du port de Brest, N’importequi (deux parts).13

Les colons d’Aiglemont malgré ces premiers résultats encourageants vont se lancer dans une campagne de publicité en faveur de l’Essai, dans la presse quotidienne et trouver un financement original en éditant des cartes postales.

Notes :

1 Milieux libres. Quelques essais contemporains de vie communiste en France par G. Narrat. Thèse de doctorat 28 octobre 1908. Faculté de droit de Paris. p. 111 et 112

2 En communisme. La colonie libertaire d’Aiglemont par André Mounier. Publications périodiques de la colonie d’Aiglemont (Ardennes). Avril 1906, n°3. CIRA de Lausanne. p. 5

3 Etat civil de Saint-Maur-des-Fossés. Arch. Dép. Du Val de Marne 1 Mi 54. Mariée le 3 Novembre 1917à Combs-la-Ville, 77380, Seine-et-Marne avec Lazare Rufin Content. Elle décède le 19 février 1970.

4 La Gazette de Charleroi 11 juin 1905 — Le Journal de Charleroi 15 et 16 juin 1905

5 En communisme. La colonie libertaire d’Aiglemont par André Mounier. p. 5

6 Arch. Nat. F7 15968 Télégramme 15 juin 1904

7 Le Libertaire 24 juin 1904. Les chroniques reprennent dans le n°du 10 juin 1904, avec un article intitulé Convictions

8 Le Libertaire 17 juillet 1904

9 Né en soixante-seize. La colonie d’Aiglemont par Francis Jourdain. Revue Europe juin 1950

10 L’Indépendant rémois 9 août 1904

11 La France 25 août 1904

12 Le Libertaire du 23 juillet 1904

13 Le Libertaire 1er,7, 15 août 1904

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